Tianbing li : Un dialecticien hybridiseur qui peint de la science fiction

                                                                                                                              Deborah Zafman    

    Les peintures fondamentalement dialectiques de Tianbing Li me placent à mi-chemin entre le scientifique et le poétique, le réel et le fantastique, l'artificiel et l'organique. Comprendre de quelle façon l'artiste agit et le percevoir comme un hybridiseur fournit une clé de compréhension à ses peintures. Techniquement adepte, je le considère comme un créateur de peinture de science-fiction du 21 ème siècle.

    A l'âge de trente ans, Tianbing a déjà produit une œuvre conséquente et éclectique. Né à Guilin, Chine, en 1974, il arrive à Paris en 1997 et étudie à l'Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts, où il obtient son diplôme en 2002 avec les félicitations unanimes du Jury. Actuellement, il vit et travaille à Paris tout en continuant à exposer à l'international.

    Ses travaux de peinture polymorphes échappent à toute classification stylistique car, jusque-là, Bing s'applique à absorber et maîtriser un ensemble de styles par l'appropriation de nombreux savoir-faire techniques. Je décrirais cela comme une certaine évolution, horizontale et quantitative: l'expérimentation par l'accumulation de techniques, styles et sujets variés, jusqu'à l'acquisition d'une certaine maîtrise, avant de s'essayer encore une fois à de nouvelles expériences. Une telle approche, méthodique, à l'étude de la peinture, pourrait bien être comparée à un entraînement dans la pure tradition des arts martiaux : l'individu s'applique à maîtriser les techniques pour finalement s'y soumettre. On pourrait dire que Bing aborde sa pratique artistique comme un artiste martial: il se concentre initialement sur la maîtrise de la technique, comme pour laisser le champ libre à une force supérieure, une puissance qui dépasse la personnalité, une force qui n'est autre que la peinture elle-même.

    A l'origine, j'avais espéré pouvoir éviter toute discussion visant les divergences culturelles entre l'Est et l'Ouest dans le travail de Bing, mais étant un hybridiseur de première catégorie, on ne peut ignorer sa superbe jonglerie et son plaisir à confronter des éléments contradictoires, qu'il s'agisse de la culture asiatique versus la culture occidentale, la nature face à la technologie, ou la scienceface à la poésie. Par des oxymores visuelles, il nous propose au travers de ses peintures, des réalités virtuelles, de la science-fiction, des espaces verts, des autoportraits, autant d'éléments qui pour moi ont en commun l'invention et la beauté, bien qu'ils paraissent distants et lisses au regard du public.

    Une telle pratique artistique peut, chez les Occidentaux, soulever des interrogations quant à l'identité artistique de Bing  ; autrement dit, comment pouvons-nous, du fait de son polymorphisme et de son jeu, voulu, avec les styles, détecter le vrai et authentique Bing dans ses peintures ? Plus encore, le manque de constance et l'insaisissable identité artistique de Bing sont-ils le signe que son art manque d'intégrité ou que l'artiste manque de conviction ? Ce sont ce type de questions qui surgissent de mon esprit occidental alors que j'étudie l'œuvre de Bing. J'en suis venue à la conclusion (et cela n'est en rien surprenant), que la relation liant Bing à son identité artistique est fondamentalement non occidentale, en ce sens qu'il peint à partir d'une expérience impersonnelle. Et ceci est flagrant, tant dans son processus artistique que dans la manière dont ses oeuvres positionnent le spectateur.

    Les abominables autoportraits de Bing constituent un sujet qu'il n'a pas cessé de mettre en avant et qui offre une clé pour comprendre l'insaisissable, mouvante nature de son identité fluctuante. Le morphing et métamorphing de son visage, ses distorsions fluideset obsédantes mêlant les yeux et voilant les orifices, paraissent saisir un instant d'implosion intérieure. Tianbing se représente lui-même dans un état fluctuant, comme quelque chose d'insaisissable. Ces autoportraits fonctionnent comme une métaphore demon incapacité à saisir Tianbing dans ses autres oeuvres.

    Les peintures de Bing s'installent dans l'ambiguïté. Et comme tout dialecticien qui se respecte, Tianbing s'intéresse à une troisième catégorie issue de la combinaison d'opposés (de la même façon qu'Hegel et sa notion d' « Aufhebung ») – Il est un hybridiseur car il est convaincuqueleproduitdelacombinaison d'éléments contradictoires est pure création.

    Ce qui suit est un bref aperçu chronologique des réalisations artistiques de Bing : ses premiers travaux (2001) concentrent leur intérêt dans la superposition d'éléments chinois et d'objets américains sur la toile (« Deux mondes différents », « Mao et ses amis », par exemple). A ce stade, Bing place des éléments opposés au sein des mêmes toiles, sans toutefois les accoupler encore. A la même époque, il peint également des autoportraits qui, comme évoqué plus haut, représentent un thème d'une grande importance pour lui. En 2002, Bing produit les aberrantes « peintures de cheveux », où la peinture n'est en fait nullement utilisée ; à sa place les œuvres sont entièrement composées de cheveux noirs, qu'il collectait lui-même dans les salons de coiffure. De loin, les œuvres semblent être faites avec de l'encre, ce qui augmente la stupeur quand on réalise qu'il s'agit en fait de cheveux. A cette période, il peint également une série de portraits de journalistes de façon si réaliste qu'ils semblent être des photographies noir et blanc. L'hybridation commence en 2002-2003 quand il sexualise des peintures de paysages chinois. Ici, Bing prend des éléments propres à la peinture chinoise traditionnelle des paysages, comme les arbres, les animaux, les roses, qu'il déforme ensuite de façon capitaliste – il introduit ainsi les connotations sexuelles en présentant les organes génitaux et les seins non comme des éléments naturels mais comme des produits fabriqués – rappel de l'obsession occidentale pour la chirurgie plastique. Puis, en 2003-2004, il commence à produire la série des « nouvelles espèces » où il applique une approche pseudo-scientifique de l'hybridation d'éléments opposés pour créer de nouvelles espèces qui, bien que fictives, semblent réalistes dans leur apparence organique. Il les dispose sur la toile comme si elles étaient l'agrandissement des pages illustrées d'une encyclopédie naturaliste, qui se lit comme de la poésie. Plus récemment, il produit une série de nouvelles espèces de jouets militaires, toujours dans le même esprit d'hybridation. Cette fois cependant, au lieu de représenter ces nouveaux sujets sous une forme organique, il inverse le procédé et les présente sous une forme mécanique : un insecte muni d'ailes d'avion, un poisson hélicoptère. Il inverse nature et de technologie en artificialisant la nature et en naturalisant la technologie. Ceci apparaît particulièrement évident dans ses paysages récents, qui proposent une utopie imaginaire, un lieu loin de notre terre emportant le spectateur sur une autre planète, un endroit au-dessus de toute subjectivité. Mon expérience de ces paysages surnaturels est impersonnelle, je ne suis plus qu'un oeil observateur et dénué d'émotion. La perspective choisie nous place légèrement au-dessus du niveau du sol, nous donnant l'impression de planer dans une zone sans gravité. La nature est représentée par des couleurs artificielles – au vert que nous associons généralement à la nature, Bing substitue un vert radioactif. Les créatures et les objets qui peuplent ces paysages sont peints en miniature et dispersés au premier plan. Bing reproduit les objets et créatures qu'il trouve dans des logiciels d'animation 3D, puis les naturalise jusqu'à un certain point grâce à la peinture (un moyen primitif et manuel), en éliminant leur aspect brillant originel. La volonté dominante de Bing d'unifier visuellement des contraires pour créer une nouvelle espèce est en fait une quête d'unité, une aspiration à l'ambiguïté.

    Considérant à nouveau le développement artistique de Bing en tant que peintre, nous pouvons dire qu'il se situe aujourd'hui à un point crucial de sa carrière. Dans ses autoportraits les plus récents, il atteint ce moment d'abdication face à la puissance de la peinture. Ceci est dû en partie à la perte de contrôle survenant lorsque l'on peint avec de la laque diluée, constituant fluide et difficile à contenir, même en en exerçant le coup de pinceau le plus talentueux qui soit. Bing m'a expliqué que ses peintures, pour la première fois, lui avaient échappées quand il a créé ses derniers autoportraits. C'était comme s'ils se peignaient eux-mêmes. La signification d'un changement si radical dans la méthode de ing doit être appréciée à sa juste valeur : cela signifie en effet un tournant majeur dans son évolution artistique. Plutôt que d'avancer selon l'axe horizontal d'une évolution scientifique et quantitative, la récente perte de contrôle de B ing et sa capitulation face au pouvoir inhérent de la peinture l'a orienté vers l'axe vertical d'une évolution poétique et qualitative.

    Cette évolution a pris du temps pour s'accomplir, sachant que cet artiste né en Chine, qui a commencé à étudier l'art à l'âge de six ans, a été éduqué dans la tradition de la maîtrise de soi. Bing est un artiste extrêmement méthodique, réfléchi et industrieux. Mes préjugés me faisaient penser que ces caractéristiques étaient opposées à ce que je considérais comme étant le vrai art (cad subjectif, expressif et personnel), versus ce que je considérais comme étant l'art artificiel (cad objectif, inexpressif, impersonnel), et ceci en dépit du fait que l'origine du mot « art » provient du mot « artificiel ». Le travail de Bing m'a mise au défi d'ignorer les préjugés que j'avais de ses fabrications pour trouver un moyen de parler de mon expérience vis à vis d'elles, malgré l'apparente indifférence qu'elles provoquaient en moi.

    Ce que ses peintures ont réussi à me prouver, c'est qu'il est possible de vivre une expérience tout à fait impersonnelle face à une oeuvre, de ne plus avoir le sentiment d'un regard personnel et subjectif de soi, mais plutôt de devenir simplement un oeil observateur dénué de sentiment et suspendu dans un lieu qui semble très lointain. Ses peintures existent dans un espace reculé, endroit où elles me placent précisément face à ma solitude.

     

     (Traduction : Pierre Saldi )

Back
备案号:桂ICP备11006966号-1   技术支持:亿星网络