Li tianbing et les caracteres du portrait
                                                                                                                               Emmanuel Lincot
     
     
    Li Tianbing aborde, non sans audace, un genre pictural bien particulier : le portrait. Cet art offre à la vue un objet qui pourtant n’est pas là, inscrit l’absence du représenté dans la présence de ce qui le figure. Une tradition grecque concernant les origines de la peinture, que nous connaissons surtout par l’Histoire naturelle de Pline, permet d’établir une relation entre l’ombre qu’un personnage projette sur le sol ou sur un mur et les croyances religieuses concernant la survie des âmes et leur séparation d’avec le corps. C’est l’histoire, bien connue et souvent illustrée par les peintres, de la fille du potier Butadès, qui, apprenant le départ imminent de son amant pour un lointain voyage, dessine le contour de l’ombre du profil de celui-ci, projeté sur le mur grâce à la lumière d’une chandelle, ce qui permettra à Butadès de modeler, en usant de son art, une effigie de l’absent, que sa fille gardera auprès d’elle et placera dans un temple1.
     
     
      La tradition chinoise est riche d’exemples commémorant par le portrait les vertus des serviteurs de l’Etat. Ainsi, à l’époque des Han, sous le règne de l’Empereur Ming Di, les portraits de vingt huit ministres et généraux méritants furent exécutés au pavillon Yun. Sous le règne de l’Empereur Ling Di, les portraits des disciples de Confucius furent peints pour l’Académie Hongdumen. L’Empereur Guang Wu, enfin, visitant une galerie de portraits en compagnie de son épouse Ma, cette dernière l’arrêta devant l’effigie de l’Empereur Yao et s’exclama : « chacun dans le pays souhaiterait avoir un dirigeant comme lui »…2 L’art du portrait, en Chine, ne put sans doute jamais trouver son véritable lieu d’épanouissement que dans le cadre très étroit d’une formulation politique dont le seul et unique plan de déchiffrement dépend du bon usage des caractères. L’exercice est donc empreint d’une forte connotation morale. Il ne s’agit pas d’établir avec le spectateur une connivence qui rejoint le visage des origines.
     
     
      La peinture chinoise aura cantonné l’art du portrait aux activités des historiographes ou autres fonctionnaires de la Cour et privilégié l’art du paysage au contraire des grands maîtres Européens comme Léonard, Raphaël, Carpaccio, Perugin, Mantegna ou Courbet qui auront eu à cœur d’exprimer à travers leurs œuvres une intimité qui est, avant tout, celle du sujet historique. On comprend d’autant mieux la répugnance des maîtres Chinois à s’attarder dans la définition du « réel ». Ecoutons à ce sujet le sage Han Feizi (280, 233 av. JC) : « un hôte du roi de Qi était peintre. Celui-ci lui demanda : « Qu’est-ce qui est le plus difficile à peindre ? » « Les chiens et les chevaux sont les plus difficiles à peindre » répondit-il. « Et qu’est-ce qui est le plus facile ? ». Les esprits et les démons sont les plus faciles car les chiens et les chevaux sont connus des hommes. Nous les avons sous les yeux du matin au soir. On ne peut pas les rendre conformes (lei), c’est pourquoi ils sont difficiles. Alors que les esprits et démons n’ont pas de forme. Nous ne les avons pas sous les yeux. Ainsi, ils sont faciles à représenter »3.
     
     Remarquable est cette histoire car elle s’inscrit dans une pensée où la forme prime moins que l’intentionnalité ; amorce d’une énergie en constante mutation. Tous les Chinois connaissent la légende du peintre Zhang Sengyou qui illustre ce propos. D’après cette légende, Zhang Sengyou peignit quatre dragons sur le mur d’un temple. Zhang Sengyou était réticent à l’idée d’ajouter à ces dragons les pupilles qui leur manquaient. Quand il le fit à deux d’entre eux, une terrible tempête se déclencha et l’on vit les deux dragons se détacher de leur paroi puis s’envoler tandis que les deux derniers dragons encore aveugles restaient figés sur le mur… C’est par ce long détour, que nous souhaitions aborder la peinture que réalise Li Tianbing. Ses portraits sont la synthèse d’une réflexion entre les traditions européenne et chinoise. Les portraits noirs et blancs qui nous sont donnés à voir correspondent à une alternance communicative comparable à ce que nous venons de dire plus haut.
     
     
      Noir et blanc tout d’abord à la manière des photographies prises par Sarah Moon et Araki dont Li Tianbing est un fervent admirateur. Nostalgie ou fadeur d’une expression étrangère à l’emprise d’un jugement ?...Portraits de personnalités connues (Andy Warhol, Michael Jackson…) ou d’obscurs anonymes : principe de mutations, hasard et nécessité à la fois considérant une commune humanité traitée sous le mode d’une latente égalité et qui trouvera, peut-être un jour, sa place en une galerie d’Illustres. L’image est parfois brouillée par le bombardement de pixels ou le travail du pinceau agissant à rebours comme le va-et-vient d’un couteau détruisant nos repères visuels, des identités que nul ne pourra aborder dans leur intériorité. Cette entreprise de brouillage ou de déconstruction construite, nous confie l’artiste, se développe au matin, en une jouissance, un déploiement d’énergie, sans cesse renouvelé et qui s’apparente, selon Li Tianbing, à une confession dans un journal intime qui n’est pas sans nous faire penser au « Journal d’un Fou » du grand écrivain Chinois, Lu Xun.
     
     
     
      Mais il est autre chose auquel on songe en observant cette quarantaine de portraits d’enfants accompagnant les grands formats d’adultes que Li Tianbing montrera pour la première fois à New York : la grande famille et l’art des relations entre ses membres. Les voyageurs comme les familiers de la Chine découvrent tous, à un moment ou à un autre, l’importance de l’art des relations, ces codes de conduite spécifiques appelés guanxi. Comme le rappelle si pertinemment Stéphanie Balme, dans une de ses plus admirables études,  « les réformes de Deng Xiaoping, résumées par son slogan « Enrichissez vous ! » ont conduit les Chinois en quête de prospérité et désireux de s’affranchir du pouvoir de et par les guanxi. Aussi présentes soient-elles dans la vie quotidienne, ces habitudes ne laissent pas d’interpeller puisque, sous une forme dévoyée, elles provoquent un glissement des codes éthiques anciens vers des pratiques de corruption généralisées. Inscrites dans la tradition, comment se développent-elles dans un contexte de modernisation aussi intense ? A quelles formes de pouvoir donnent-elles lieu parmi des élites nourries de rhétorique égalitaire ? »4. Ces  questions surgissent à la vue des portraits peints par Li Tianbing qui, si l’on s’approche de près, a estampillé en relief des signes de grandes marques sur le visage des enfants.
     
     
      La filiation semble-t-il nous dire ne rattache plus les individus à un patrimoine clanique mais à la grande famille des humains telle qu’elle se construit sous nos yeux avec ses compromissions nouvelles dans leurs rapports aux multinationales ou au capitalisme d’Etat.

    La contemporéanité de ces images conjugue trois temporalités : celle du peintre, Li Tianbing, qui est aussi la nôtre ; celle de ses enfants et de leurs parents ; la masse anonyme, enfin, constituée de leurs prédécesseurs dont nous connaissons les modes de vie ou les représentations idéalisées des codes de conduite qui ont nourri l’imaginaire de générations entières de familles en Chine. Li Tianbing, lui-même, s’est inspiré ou a pu voir, enfant, ces gravures bon marché où sont représentés dans un lac cent charmants bambins jouant avec des fleurs de lotus. Ou encore, ces deux enfants habillés en adultes dont l’effigie est reproduite, telle quelle de nos jours, sur les portes des maisons à l’intérieur des villages…Deux mots en chinois désignent la fleur de lotus : lian et he. Le premier est phonétiquement identique à un autre mot signifiant « lier » (dans les relations de mariage notamment) mais aussi « ininterrompu », « l’un après l’autre », ou bien « amour » et «modestie ». Le second peut signifier « concorde » ou « félicité conjugale »…Les représentations d’enfants dans l’iconographie traditionnelle chinoise abondent. Le thème de l’enfance véhicule les vertus de la spontanéité (ziran) et de la disponibilité. Tous ont vu, en Chine, cette représentation d’un homme d’âge mûr, Lao Laizi, habillé en enfant et jouer devant ses très vieux parents pour les convaincre qu’ils étaient toujours jeunes !
     
     
      Expression excessive de la piété filiale qui s’exercera, semble nous dire Li Tianbing, non pas sur le mode d’un retour à une tradition confucéenne immanente mais selon des perspectives inattendues qui iront, peut-être, dans le sens d’une descendance adoptive ou de recomposition familiale. Dans l’espace de ces tableaux, nous voyons un enfant Khmer, un petit lama Tibétain…Qui n’a pas connu dans le monde, ou au sein de sa propre famille, des enfants adoptés, des familles recomposées ? Et Li Tianbing qui sait aussi la puissance de ces images, dérobe à notre regard le désir d’une paternité que nous ne saurions identifier et / ou revendiquer…La Chine actuelle, c’est aussi le drame de trente millions d’enfants noirs (hei haizi), enfants non déclarés nés de parentes « coupables » d’avoir dépassé les quotas du planning familial imposant la directive d’un enfant unique. Que deviendront ces enfants privés de leurs droits, de leur existence juridique ? La Chine qui est aussi le laboratoire le plus esclavagiste du XXI° siècle5 en fera des proies faciles. On ne peut ignorer ces problèmes ni la dimension sociale de l’œuvre peinte par Li Tianbing qui fut, par ailleurs, le premier artiste Chinois à aborder la mémoire de la Révolution culturelle dans son rapport au Cambodge et à l’ethnocide Khmer Rouge6.
     
     
      Décider du caractère d’une image semble nous dire Li Tianbing est l’affaire d’une négociation sans cesse réinventée entre des êtres de parole bâtissant ensemble un monde de signes en partage. Partage de l’acceptation ou du refus, du goût ou du dégoût, des figures en devenir où le rôle et les identités de chacun sont toujours redistribués. C’est à partir de cette ambiguïté de l’image où se jouent les figures de l’amour et de la haine, de la reconnaissance sociale autant que de l’ostracisme que se construit une économie du visible d’un caractère bien particulier en ce qu’elle nous concerne tous sans jamais nommément désigner ses propriétaires. Li Tianbing interroge ainsi les regards dans une perspective qui échappe à l’enjeu, trop souvent dramatique, entre le pouvoir et la liberté. Nous n’avons là ni des idoles, ni des icônes mais des images ayant fait le deuil de corps pour faire vivre un désir qui cherche encore à s’exprimer par des mots. Cette négociation des regards est aussi une interprétation de l’histoire. Celle, tout d’abord, de l’artiste qui s’inscrit dans une continuité culturelle chinoise

    remarquable. Nous ne parlons pas ici d’un style mais d’un mode de vie. Li Tianbing aurait pu devenir diplomate. Il est devenu artiste. Or, être diplomate ou artiste d’un point de vue de la culture la plus universellement reconnue en Chine, c’est tout un. Dans les deux cas, l’art du pinceau est l’instrument d’une pratique menée à des fins utiles: la stratégie. Choisir l’expatriation, vivre en France, à Paris, puis se faire connaître aux Etats-Unis en investissant Chelsea, à New York, et l’une de ses plus belles galeries, quand on a trente ans, c’est un très bon signe. C’est surtout la marque d’une très grande intelligence stratégique et d’une très grande sensibilité. Paris, depuis un siècle, est le lieu de référence mythique incontournable des artistes Chinois. Les plus renommés y ont séjourné : Lin Fengmian, Liu Haisu, Xu Beihong…D’autres sont devenus citoyens Français : Huang Yongping, Chuh Teh Chun, Zao Wu Ki...Li Tianbing, à son tour, ne pouvait ignorer la capitale française qui, pour des raisons historiques qu’il est inutile de rappeler ici, est étroitement liée au destin de deux autres mégapoles dans le monde : Shanghaï et New York. Shanghaï et son ancienne concession française, surnommée le « petit Paris », Li Tianbing la connaît par cœur. New York ? On pense bien sûr à Marcel Duchamp, André Breton ou Arthur Miller qui écrivait depuis Little Odessa : « France is Paris and Paris is China »…Et si la venue de Li Tianbing, ce passeur culturel, à New York nous invitait à un complet renversement de perception sur nous autres et nos rapports à ces mondes ?


    1 Max Milner, L’envers du visible. Essai sur l’ombre, Paris, Seuil, 2005, p. 19
    2 Zhang Anzhi, A history of Chinese painting, Foreign Languages Press, 2002, p. 19
    3 Yolaine Escande, L’art en Chine, Paris, L’Harmann, 2001, p. 166
    4 Stéphanie Balme, Entre soi. L’élite du pouvoir dans la Chine contemporaine, Paris, Fayard, 2004
    5 Cai Chongguo, Chine : l’envers de la puissance, Paris, Mango, 2005
    6 Emmanuel Lincot, Li Tianbing : Transformation before all Things in: Tianbing Li. Catalogue. Exposition Musée de Gajac, 2005.
     
                                                                                             
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