Tianbing li: Un dialogue avec les fantomes
                                                                                                                   Emmanuel Lincot
     
     Parcours
    Décider du caractère d’une image semble nous dire Li Tianbing est l’affaire d’une négociation sans cesse réinventée entre des êtres de parole bâtissant ensemble un monde de signes en partage. Partage de l’acceptation ou du refus, du goût ou du dégoût, des figures en devenir où le rôle et les identités de chacun sont toujours redistribués. C’est à partir de cette ambiguïté de l’image où se jouent les figures de l’amour et de la haine, de la reconnaissance sociale autant que de l’ostracisme que se construit une économie du visible d’un caractère bien particulier en ce qu’elle nous concerne tous sans jamais nommément désigner ses propriétaires. Tianbing Li interroge ainsi les regards dans une perspective qui échappe à l’enjeu, trop souvent dramatique, entre le pouvoir et la liberté. Nous n’avons là ni des idoles, ni des icônes mais des images ayant fait le deuil de corps pour faire vivre un désir qui cherche encore à s’exprimer par des mots. Cette négociation des regards est aussi une interprétation de l’histoire. Celle, tout d’abord, de l’artiste qui s’inscrit dans une continuité culturelle chinoise remarquable. Nous ne parlons pas ici d’un style mais d’un mode de vie et l’art du pinceau est l’instrument d’une pratique menée à des fins utiles: la stratégie. Choisir l’expatriation, vivre en France, à Paris, et avoir eu des expositions en Europe et à New York, quand on a trente ans, c’est un très bon signe. Paris, depuis un siècle, est le lieu de référence mythique incontournable des artistes Chinois.
    Les plus renommés y ont séjourné : Lin Fengmian, Liu Haisu, Xu Beihong…D’autres sont devenus citoyens Français : Huang Yongping, Chuh Teh Chun, Zao Wu Ki. Tianbing Li, à son tour, ne pouvait ignorer la capitale française qui, pour des raisons historiques qu’il est inutile de rappeler ici, est étroitement liée au destin de deux autres mégapoles dans le monde : Shanghaï et New York. Et si la traversée de Li Tianbing Li, ce ‘passeur culturel’, nous invitait à un complet renversement de perception sur nous autres et nos rapports à ces mondes ?
     Portraits
    La question vaut d’être posée car Tianbing Li y répond, peut-être, dans l’intimité de son œuvre en abordant, non sans audace, un genre pictural bien particulier : le portrait. Cet art qui offre à la vue un objet qui pourtant n’est pas là, inscrit l’absence du représenté dans la présence de ce qui le figure.
     La tradition chinoise est riche d’exemples commémorant par le portrait les vertus des serviteurs de l’Etat. Ainsi, à l’époque des Han, sous le règne de l’Empereur Ming Di, les portraits de vingt huit ministres et généraux méritants furent exécutés au pavillon Yun. Sous le règne de l’Empereur Ling Di, les portraits des disciples de Confucius furent peints pour l’Académie Hongdumen. L’art du portrait, en Chine, ne put sans doute jamais trouver son véritable lieu d’épanouissement que dans le cadre très étroit d’une formulation politique dont le seul et unique plan de déchiffrement dépend du bon usage des caractères. L’exercice est donc empreint d’une forte connotation morale. Il ne s’agit pas d’établir avec le spectateur une connivence qui rejoint le visage des origines.
     La peinture chinoise aura cantonné l’art du portrait aux activités des historiographes ou autres fonctionnaires de la Cour et privilégié l’art du paysage au contraire des grands maîtres Européens comme Léonard, Raphaël, Mantegna ou Courbet qui auront eu à cœur d’exprimer à travers leurs œuvres une intimité qui est, avant tout, celle du sujet historique. On comprend d’autant mieux la répugnance des maîtres Chinois à s’attarder dans la définition du « réel ». Ecoutons à ce sujet le sage Han Feizi (280, 233 av. JC) : « un hôte du roi de Qi était peintre. Celui-ci lui demanda : « Qu’est-ce qui est le plus difficile à peindre ? » « Les chiens et les chevaux sont les plus difficiles à peindre » répondit-il. « Et qu’est-ce qui est le plus facile ? ». Les esprits et les démons sont les plus faciles car les chiens et les chevaux sont connus des hommes. Nous les avons sous les yeux du matin au soir. On ne peut pas les rendre conformes (lei), c’est pourquoi ils sont difficiles. Alors que les esprits et démons n’ont pas de forme. Nous ne les avons pas sous les yeux. Ainsi, ils sont faciles à représenter »1.
     Remarquable est cette histoire car elle s’inscrit dans une pensée où la forme prime moins que l’intentionnalité ; amorce d’une énergie en constante mutation. C’est par ce long détour, que nous souhaitions aborder la peinture que réalise Tianbing Li. Ses portraits sont la synthèse d’une réflexion entre les traditions européenne et chinoise. Les portraits noirs et blancs qui nous sont donnés à voir correspondent à une alternance communicative comparable à ce que nous venons de dire plus haut. Nostalgie ou fadeur d’une expression étrangère à l’emprise d’un jugement ? Portraits de personnalités connues (Andy Warhol, Michael Jackson…) ou d’obscurs anonymes : principe de mutations, hasard et nécessité à la fois considérant une commune humanité traitée sous le mode d’une latente égalité et qui trouvera, peut-être un jour, sa place en une galerie d’Illustres. L’image est parfois brouillée par le bombardement de pixels ou le travail du pinceau agissant à rebours comme le va-et-vient d’un couteau détruisant nos repères visuels, des identités que nul ne pourra aborder dans leur intériorité. Cette entreprise de brouillage ou de déconstruction construite, nous confie l’artiste, se développe au matin, en une jouissance, un déploiement d’énergie, sans cesse renouvelé et qui s’apparente, selon Tianbing Li, à une confession dans un journal intime.
     Visages
     Mais il est autre chose auquel on songe en observant cette quarantaine de portraits d’enfants accompagnant les grands formats d’adultes : la grande famille et l’art des relations entre ses membres. Les voyageurs comme les familiers de la Chine découvrent tous, à un moment ou à un autre, l’importance de l’art des relations, ces codes de conduite spécifiques appelés guanxi. Comme le rappelle si pertinemment Stéphanie Balme,  « les réformes de Deng Xiaoping, résumées par son slogan « Enrichissez vous ! » ont conduit les Chinois en quête de prospérité et désireux de s’affranchir du pouvoir de et par les guanxi. Aussi présentes soient-elles dans la vie quotidienne, ces habitudes ne laissent pas d’interpeller puisque, sous une forme dévoyée, elles provoquent un glissement des codes éthiques anciens vers des pratiques de corruption généralisées. Inscrites dans la tradition, comment se développent-elles dans un contexte de modernisation aussi intense ? A quelles formes de pouvoir donnent-elles lieu parmi des élites nourries de rhétorique égalitaire ? »2. Ces questions surgissent à la vue des portraits peints par Tianbing Li qui, si l’on s’approche de près, a estampillé en relief des signes de grandes marques sur le visage de certains enfants tandis que d’autres arborent une expression parfois étonnée. Les couleurs de ces portraits alternent entre le mauve et le jaune, la tristesse et le plaisir. Tianbing Li s’y est représenté aux côtés de ce frère imaginaire qu’il n’eut jamais.
     La filiation semble-t-il nous dire ne rattache plus les individus à un patrimoine clanique mais à la grande famille des humains telle qu’elle se construit sous nos yeux avec ses compromissions nouvelles dans leurs rapports aux multinationales ou au capitalisme d’Etat. La contemporéanité de ces images conjugue trois temporalités : celle du peintre, Tianbing Li, qui est aussi la nôtre ; celle de ses enfants et de leurs parents ; la masse anonyme, enfin, constituée de leurs prédécesseurs dont nous connaissons les modes de vie ou les représentations idéalisées des codes de conduite qui ont nourri l’imaginaire de générations entières de familles en Chine. Les représentations d’enfants dans l’iconographie traditionnelle chinoise abondent. Le thème de l’enfance véhicule les vertus de la spontanéité (ziran) et de la disponibilité. Tous ont vu, en Chine, cette représentation d’un homme d’âge mûr, Lao Laizi, habillé en enfant qui joue devant ses très vieux parents pour les convaincre qu’ils étaient toujours jeunes !
     Expression excessive de la piété filiale qui s’exercera, semble nous dire Tianbing Li, non pas sur le mode d’un retour à une tradition confucéenne immanente mais selon des perspectives inattendues qui iront, peut-être, dans le sens d’une descendance adoptive ou de recomposition familiale. Dans l’espace de ces tableaux, nous voyons un enfant Khmer, un petit lama Tibétain…Qui n’a pas connu dans le monde, ou au sein de sa propre famille, des enfants adoptés, des familles recomposées ? Et Tianbing Li qui sait aussi la puissance de ces images, dérobe à notre regard le désir d’une paternité que nous ne saurions identifier et / ou revendiquer. La Chine actuelle, c’est aussi le drame de trente millions ‘d’ enfants noirs’ (hei haizi), enfants non déclarés nés de parents « coupables » d’avoir dépassé les quotas du planning familial imposant la directive d’un enfant unique3. Que deviendront ces enfants privés de leurs droits, de leur existence juridique ? La Chine qui est aussi le laboratoire le plus esclavagiste du XXI° siècle7 en fera des proies faciles. On ne peut ignorer ces problèmes ni la dimension sociale de l’œuvre peinte par Tianbing Li qui fut, par ailleurs, le premier artiste Chinois à aborder la mémoire de la Révolution culturelle dans son rapport au Cambodge et à l’ethnocide Khmer Rouge4.
     Mémoires
    Le visage, motif de tous les portraits, a pris un caractère inflationniste à travers les mass-média de la « société faciale »5 et pour cette raison même son prix a diminué. La Chine n’a pas échappé à ce phénomène en substituant au masque la réhabilitation d’un visage qui n’était plus seulement celui d’une idole canonique. La réforme initiée par Deng Xiaoping s’est accompagnée d’une lente agonie du culte de Mao Zedong dont le souvenir demeure définitivement ancré dans les mémoires de Chine. Déni psychanalytique ou simple aveu, Tianbing Li soutient cependant que «Deng Xiaoping le concerne davantage (que Mao) »6. Tianbing Li garde notamment de son expérience d’un voyage à Shenzhen, effectué à l’âge de huit ans, le sentiment d’avoir assisté à une révolution d’une toute autre ampleur que celle de ses parents. La ville de plusieurs millions d’habitants qu’il voyait, encore jeune enfant, se construire sous ses yeux était le nouveau visage de la Chine que Deng Xiaoping entendait façonner. Donner à son projet toute sa vigueur revenait à creuser dans le sol mental de la Chine une schize si profonde qu’elle devait jusqu’à transformer le modèle familial traditionnel et briser par là-même les solidarités ancestrales. Nul ne peut comprendre l’oeuvre de Tianbing Li s’il ne se réfère à ce passé encore brûlant. 
     Dans l’espace de ses toiles récentes, se voient deux enfants. Le portrait de l’artiste et son double, ce frère « inventé », désiré sans doute, vus à travers différentes situations : voyage à Tiananmen, visite du temple de Shaolin, en saltimbanques des rues…Au prime abord, la démarche de Tianbing Li pourrait évoquer celle des simulationnistes issus de la post-modernité. Nombre d’artistes Chinois tels que Luming Li  et Sheng Qi évoquent ces formes d’art hybrides qui ont gommé les anciens clivages entre art savant et culture populaire. Dans cette optique, la notion d’authenticité se vide de sens. Rien de moins attendu pour un artiste de culture chinoise dont la visée est toute autre.
     Culture
     D’une part, Tianbing Li, ne s’inspire pas d’un seul document mais d’un très grand nombre de photographies et d’images qu’il recompose en suivant le procédé du montage. D’autre part, Tianbing Li  cultive de très vastes connaissances littéraires. C’est un homme aimant la conversation qui n’est possible qu’en bonne compagnie c’est-à-dire, en présence d’un interlocuteur de qualité et avec lequel un accord est possible à la fois sur le vivre, le mourir, les femmes et le monde en devenir. Réel ou fictif, cet interlocuteur peut, à l’image de « ce frère inventé » du tableau, le faire vibrer à l’écoute d’un vers composé par un poète des Tang ou lui permettre de communier avec cet autre monde et dont il nous faut désormais parler. Cet autre monde est celui des fantômes. Il serait vain de chercher à définir une doctrine sous-jacente à l’œuvre d’un artiste aussi jeune. Il n’en est pas moins certain que son goût de l’autre monde est à la mesure des déceptions que lui a réservé celui qu’il a, dans le passé, affronté. Tianbing Li n’eut pas une enfance malheureuse. Mais nous pouvons deviner qu’alors que la Révolution culturelle se terminait et avec elle, son cortège de souffrances et de meurtres inouïs, l’entourage du jeune Tianbing vivait dans la crainte du quotidien, l’impossibilité de se projeter en un futur lointain, le strict minimum en vivres, en vêtements, des mots imprononçables sous peine de délation, de rares fantaisies, des jouets quasi-inexistants. Dans ce morne univers, seul l’achat d’un livre d’images offert jadis par sa mère permit à l’enfant Tianbing d’entrevoir une lueur d’espoir.
     Regardons de plus près ces toiles où l’enfant roi, telles ces peintures d’un Goya ou les Ménines de Vélasquez, joue avec des jouets. Polysémique, le tableau montre ce qu’il cache. Toute l’œuvre de Tianbing Li tourne autour de cette question centrale, qui n’est pas une nostalgie du passé, mais une demande adressée au passé au nom d’un présent qui, saturé des bienfaits de la science et de la technique, n’en est pas moins privé de cette nourriture de l’âme et de ce bonheur du corps : la compréhension symbolique, éprouvée par une longue et toujours vivace tradition, réactualisée de génération en génération, malgré ou peut-être à cause de la répression idéologique, à l’intérieur d’une communauté qui se comprend. Quelle est cette communauté ? Celle des artistes mais d’abord et avant tout, celle des lettrés qui ont, avec Tianbing Li, en partage, une culture livresque et visuelle qui dépassent, et de très loin, l’horizon de la Chine. Bien sûr, Tianbing Li connaît ses classiques et ne cache pas sa passion de l’étrange qui réclame, en permanence, de l’inédit. D’où son intérêt pour la littérature d’un Pu Songling7 riche en histoires de fantômes. Depuis la fin du XVIII° siècle, théâtre, genres populaires, cinéma n’ont cessé d’y puiser. Au-delà de cette référence qui me paraît d’autant plus pertinente que Pu Songling était un écrivain ne dédaignant pas de recourir à ses propres souvenirs d’enfance, il existe, cela me semble, pour Tianbing Li une nostalgie de l’enfance en tant que période d’apprentissage et d’éveil au merveilleux.
     D’où le thème du voyage de ces deux enfants peints pour la dernière série de tableaux qui évoque irrésistiblement l’image des « ermites et des hommes éminents » (en chinois : « yishi gaoren ») ou la vie hors normes de jeunes innocents affranchis des contraintes vis-à-vis du pouvoir. Cet idéal de vie errante est exalté dans un traité d’esthétique classique, le Bifa Ji (Notes sur la manière d’utiliser le pinceau), de Jing Hao (première moitié du X° siècle) qui nous rapporte le dialogue entre un jeune peintre et un vieillard mystérieux qu’il rencontre dans la montagne et qui l’initie aux secrets de la peinture. Ce vieillard évoque Lao Zi dont le nom peut être traduit de deux manières : le « vieux maître » ou le « vieil enfant ». Les deux enfants que représente Tianbing Li posent souvent dans un paysage de neige. Image de pureté qui nous renvoie à la qualité humaine du futur lettré mais aussi au poème Neige du si controversé Mao Zedong et dont la publication, en 1945, fut le prélude à une nouvelle guerre civile et fratricide entre les communistes et les nationalistes. La « neige » et le « sang » (« xue ») sont, en langue chinoise, de quasi homonymes au même titre que le « froid » et l’ « effroi » en français. Il ne faut pas sous estimer la signification politique de ces œuvres qui s’offrent à plusieurs degrés de lecture. La plus riche, la plus profonde est celle qui nous lie aux légendes chinoises et dont Tianbing Li est entièrement pénétré. Les deux enfants de ces tableaux nous font notamment penser à l’histoire populaire du dieu de la littérature, le dénommé Zhong Kui qui est parfois appelé le dieu des fleurs (« hua shen ») et certaines peintures le montrent au milieu des fleurs de l’hiver, chrysanthèmes, cerisiers en fleurs car jadis il était associé au nouvel an, donc à l’hiver ; et sa représentation dans un paysage hivernal est plus en harmonie avec sa fin tragique qui, dans l’imaginaire, du peintre peut être associée à celle de ce « frère inventé » qui ne parvint jamais à voir la lumière du jour. Il est fréquent, par ailleurs, qu’un enfant, en Chine - mais surtout aujourd’hui à Taïwan - soit donné comme fils ou fille adoptive à une divinité, sans le moins du monde changer sa relation avec ses parents naturels. Le portrait de ces deux enfants peut également nous rappeler l’histoire, célèbre en Chine, des dieux des portes.
    Signification
     D’après Le Livre des rites, les dieux des Portes figuraient parmi les cinq dieux de l’antiquité à qui l’on faisait des offrandes à côté des dieux des maisons, du puits, du foyer et de la terre. Ils s’appelaient Shentu et Yulü. Ils auraient été deux frères envoyés par l’Empereur Jaune pour contrôler le monde des esprits. Ils exerçaient leur charge sur la montagne de la Cité du Pêcher dans la Mer de l’Est. Y poussait un pêcher gigantesque dont les branches formaient une fourche large de trois mille lieues. Shentu et Yulü y gardaient la porte des esprits et fantômes (« gui men ») : ils examinaient ceux-ci à l’aube quand ils rentraient de leurs pérégrinations sur terre, attachaient au pêcher avec des cordes en roseau ceux qui avaient causé des méfaits aux humains et les donnaient à dévorer à un tigre. C’est pourquoi on plaçait aux portes des maisons et des tombes des statues de Shentu et Yulü sculptées dans du bois de pêcher. Puis, dans les milieux populaires, on se contenta de gravures représentant ces gardiens, imprimées à partir de planches de bois de pêcher gravées, ou même simplement de deux papiers de charme rappelant la puissance terrifiante de ces gardiens, ce qui pourrait être l’origine des sentences parallèles qui décorent encore l’entrée des maisons traditionnelles8.
     Qu’est-ce à dire ? Les tableaux où figurent ces deux enfants sont des objets de mémoire et de prophylaxie. Nul n’entrera dans l’intimité du souvenir, de la pensée du peintre, semble-t-on nous dire s’il n’est initié à la symbolique de ce sanctuaire que le peintre fait parfois protéger par la représentation d’un coq qu’il fait porter à l’un de ces enfants. Sanctuaire menacé ainsi que nous le signifie, en bas de certaines toiles, la présence d’un dinosaure de couleur rouge qui évoque gui che, cet oiseau monstrueux et à neuf têtes, craint dans le sud de la Chine d’où Tianbing Li est précisément originaire. La complexité de cette œuvre n’est plus à souligner. Elle est multi-référentielle. C’est à travers elle que s’instaure le commerce des regards. Ambivalence partagée tant par Tianbing Li que le spectateur d’une œuvre qui aspirent à rejoindre ces enfants fantômes: « gui », en langue chinoise, n’est il pas un homonyme d’un mot signifiant « retourner à la maison », pour désigner, en particulier, les esprits des mal-morts venus perturber la communauté des vivants ? Ces morts très spéciaux, dans l’imperfection plus que dans la sainteté se rebellent en apparence contre la volonté d’oubli. Tenter de comprendre historiquement l’imaginaire social d’un peintre auquel nous devons lier ici la notion du « croire », dans la matérialité même de l’image qui nous est donnée à voir, tel peut être aussi l’enjeu, pour l’historien, de cette analyse afin de mieux comprendre la relation que nous avons au pouvoir de cette apparition onirique et obsédante sur laquelle est fondée le principe et l’œuvre de ce grand artiste, Tianbing Li9.
    Mélancolie 
     Mais c’est un croire silencieux auquel nous invite cette peinture dont les origines sont opaques, immatérielles et abstraites. Souvenirs confus de l’enfance, d’une histoire où se mêlent les peurs et les joies ; communication qui récuse les mots et nous enjoint à une distance respectueuse. Contre l’engagement parfois verbeux de ses contemporains, Tianbing Li affirme avec superbe : « je n’ai rien à prouver »10. On ne se bat pas contre le mal avec des mots, toujours susceptibles d’embrouiller les consciences, de dévier les forces vers l’inessentiel ; aux lendemains bruyants promis par la doctrine il faut préférer les matins calmes et tristes, mais réalistes et humains11. Mélancolie ? Etymologiquement bile noire, la mélancolie a plusieurs manières d’entrer en esthétique. On songe à la gravure de Dürer ou celles réalisées par Lucas Cranach. Mais l’image de la mélancolie est alors celle d’une femme et plus rarement celle d’un homme. Le mélancolique se dépense en visions extraordinaires, extravagantes. Walter Benjamin avec sa théorie du choc – « la poésie lyrique pourrait se fonder sur une expérience où le choc est devenu la norme » - n’est pas loin de penser, comme Aristote, que le mélancolique réagit violemment aux événements qui le choquent, les transforme en expérience vécue et leur donne une forme.
     Archéologie
     Repensons au sujet de Tianbing Li et de sa peinture à Walter Benjamin, lorsqu’il énonce que les « véritables souvenirs ne doivent pas tant rendre compte du passé que décrire précisément le lieu (actuel, présent, anachronique) où le chercheur en prit possession ». Repensons à la notion benjamienne, si particulière, si intempestive, de l’ « origine-tourbillon », et, une fois de plus, à l’image dialectique12. Toute la démarche de Tianbing Li procède de cette opération consistant à travailler sur un avant de l’histoire (la sienne propre mais aussi celle, affreuse qui broie les hommes), une enfance des images et de leur questionnement présent ; une dialectique silencieuse  qui ne doit son existence qu’à la violence et au « travail prodigieux du négatif » (Hegel). Rien ne nous interdit de penser que cette dialectique emprunte le chemin que lui assigne la toile, dans ses épaisseurs de matière, ses boursouflures que le peintre travaille avec soin. Tout comme ces « trouées » (« kong ») sur la surface du tableau, véritables catalyseurs de cet échange imaginaire dont le peintre anime la circulation tourbillonnante. La trouée répugne mais elle incite au toucher. Avec le fait de pouvoir toucher s’inscrit en effet un territoire soustrait à la volonté d’emprise : l’enfant découvre le monde en l’explorant, mais également en se heurtant à la résistance de ce qui ne peut et ne doit être touché. « Trouée » qui est synonyme de cicatrice et, la littérature chinoise, quelques années seulement après la mort de Mao, orienta ses recherches dans le sens d’une anamnèse par l’écriture. « Trouée » qui interroge les relations anthropologiques cruciales que les images entretiennent avec le corps et la chair13. Car la Chine comme l’Europe, l’une dans son rapport au paganisme, l’autre relativement au christianisme, ont pour chacune de leur culture visuelle, cherché à atteindre, voire à transgresser, les limites de l’imitation dans un cas, de l’harmonisation dans l’autre, entre nature et culture. La cosmologie actuelle autorise, à présent, des configurations singulières incluant des corps associés, trop longtemps relégués dans une fonction d’entourage14.
     L’époque contemporaine est sensible à ces rapports d’incongruité. Tianbing Li est, à son tour, de ces grands contemporains qui parvient à changer les métaphores en métamorphoses ; les signes en symptômes. Il y a quelques années, écrivant à sa demande l’un des premiers textes de ses catalogues, je m’interrogeais : « D’où viennent ces images, de quel tréfonds, de quelle germination intérieure ? Faut-il tracer un partage entre les images du rêve et de l’art ? Les analogies ne manquent pas de surgir à notre esprit. Cet entrecroisement de figures ou téléscopages temporels nous évoque 2046 de Wang Kar Wai mais aussi – par la touche voisine de celle appliquée par Tianbing Li– « Les Architectures imaginaires » de Monsu Desiderio dont les traits ne cessent, à nos yeux, de le rattacher à son grand aîné nordique, Altdorfer, dont les scènes alternent entre la douceur reposante d’une Nativité et le champ hallucinatoire des crêtes de montagnes surlignées de blancheur et de matière solaire…Chinoises, quant à leur statut, sont ces images offertes à notre regard se déplaçant par rapport à un centre qui n’est aucunement immuable mais invisible et changeant en ce qu’il varie par rapport à la relation qui se construit entre le regard du peintre (celui de l’œuvre) et son destinataire dans une relation fluctuante puisque soumise à une respiration incessante. Et cette respiration est celle d’une pensée en mouvement dont nous distinguons les linéaments à travers la vaste organisation de ces toiles que dresse le peintre Tianbing Li »15.
     Double
      Cette quête est aussi celle du double. « Ce frère inventé » qui incarne tout à la fois : la partie sombre d’un personnage et son reflet spéculaire, l’antagoniste et le frère, le moi et l’autre, et il permet, par là, de poser la question complexe du rapport entre identité et altérité. Le double, c’est l’ombre, le masque, le spectre, le reflet ; il fait partie de « l’inquiétante étrangeté » ; il renvoie au fil caché du destin qui présiderait à tous nos actes. Le motif du double16, écrit à ce propos Freud, c’est « la mise en scène de personnages qui, du fait de leur apparence semblable, sont forcément tenus pour identiques ». Double, tels ces auto-portraits de l’artiste Tianbing Li et de son « frère » dont il vit désormais indépendamment de lui. Absent car l’ « autre » semble prendre une place grandissante dans l’imaginaire de l’artiste. Certaines toiles de Tianbing Li comportent notamment des écritures horizontales. Pour cet homme de haute culture communiant avec le monde des fantômes, il y a là un trait d’appartenance, relevant de la culture de l’initié.
     Enfin, l’œuvre de Tianbing Li ne peut-être en-visagée, d’un point de vue théorique, mais aussi par rapport à la controverse qui anime le débat actuel sur l’art contemporain en Chine, sans se référer à cet autre, ce double dont l’œuvre et la posture même se trouvent aux antipodes de son art : je veux parler d’un certain courant artistique et à travers lui, tout un contexte de culture qui, en Chine, continue de faire la part belle à un art né des premières avant-gardes. Ce courant que défend Qiu Zhijie, plus âgé que Tianbing Li, promeut une « post-sensualité » (« hou gan xing ») en art17, lui assignant la forme d’un déterminisme dans le choix des lieux où il se donne à être vu. Le parti pris de Qiu Zhijie est loin d’être anecdotique : si talentueux qu’il puisse être, Qiu Zhijie s’inscrit dans une période qui, depuis la première moitié des années quatre-vingt, a connu, en Chine un véritable engouement pour les tenants de la post-modernité, réduisant la question de la mémoire à une reconstitution en « carton-pâtes » (l’expression est de Chen Yan)18. Une autre alternative, croyons nous, s’offre aux intellectuels et aux artistes Chinois : l’honneur de la culture et la redéfinition d’une modernité dont l’acception serait autre que celle donnée par les intellectuels du 4 Mai19. C'est-à-dire, non plus une pensée de la modernité qui se traduirait en termes révolutionnaires, synonymes de rupture et par là-même de tragédie, mais bien dans une optique réformiste qui concilierait les vertus de la tradition chinoise à celles de l’Occident - y compris celles de l’Inde – pour éviter les dérives nationalistes à la fois politiques et culturelles qui guettent aujourd’hui la Chine et ses élites20. Nous songerions alors à une nouvelle identité de la culture tenant compte d’une dimension narrative et sensuelle de l’art marquée du sceau d’un cosmopolitisme aux couleurs chinoises.
    Emmanuel Lincot, spécialiste d’art contemporain chinois
     
     
    1-Yolaine Escande, L’art en Chine, Paris, Hermann, 2001, p. 166
    2- Stéphanie Balme, Entre soi. L’élite du pouvoir dans la Chine contemporaine, Paris, Fayard, 2004
    3-Fin janvier 1980 est lancée une nouvelle étape dans la politique de limitation des naissances, la politique dite de « l’enfant unique ». L’objectif est clair : réduire la croissance naturelle de la population chinoise à 5 % en 1985 et à 0% en l’an 2000. Cette politique est très vivement critiquée depuis l’année 2007 et donne lieu à de très nombreuses manifestations paysannes.
    4-Cai Chongguo, Chine : l’envers de la puissance, Paris, Mango, 2005
    5-Emmanuel Lincot, Tianbing Li : Transformation before all Things in: Tianbing Li. Catalogue. Exposition Musée de Gajac, 2005.
    6- Entretiens Li Tianbing / Lincot Emmanuel : studio Clignancourt. Mardi 12 juin 2007.
    7- Pu Songling, Chroniques de l’étrange. Comtes traduits du chinois et présentés par André Lévy, Paris, Philippe Picquier, 1996 ; André Lévy, Dictionnaire de littérature chinoise, Prais, Puf, 2000, p. 244
    8- Jacques Pimpaneau, Chine. Mythes et dieux, Arles, Philippe Picquier, 1999, p. 38
    9- Passage inspiré des réflexions extraites du chapitre consacré aux fantômes dans l’art contemporain chinois et à l’artiste de Wuhan, Hei Gui, in : « Culture, identité et réformes politiques : la peinture en République Populaire de Chine » - Thèse de doctorat- Paris VII – Emmanuel Lincot – Vol. I, 2003, p. 177 (exemplaire consultable au Asian Art Archives de Hong Kong).
    10-Entretiens Tianbing Li/ Lincot Emmanuel : studio Clignancourt. Mardi 12 juin 2007.
    11-François Jullien, Si parler va sans dire. Du logos et d’autres ressources, Paris, Seuil, 2006
    12-Georges Didi-Huberman, L’empreinte, Paris, Centre Georges Pompidou, 1997
    13- Georges Didi-Huberman, L’image ouverte. Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, Paris, Gallimard, 2007
    14-Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005
    15-Emmanuel Lincot, Tianbing Li : Transformation before all Things in: Tianbing Li. Catalogue. Exposition Musée de Gajac, 2005, p. 33
    16- Michela Marzano, Double in : Dictionnaire du corps (dir° Michela Marzano), Paris, Puf, 2007, p. 319
    17-Waling Boers and Pi Li, Touching the stones. China art now, Beijing, 2007, p. 151
    18-Chen Yan, L’éveil de la Chine, Paris, L’Aube, 2002
    19-Vera Schwarcz, The May Fourth Movement, Harvard, UP, 1960
    20-Anne Cheng (dir°), La pensée en Chine aujourd’hui, Paris, Folio, 2007; Mireille Delmas-Marty et Pierre-Etienne Will, La Chine et la démocratie, Paris, Fayard, 2007
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