Li Tianbing: de la transformation avant toute chose

                                                                                                                                     Dr. Emmanuel Lincot

    C'est un jour de mars, peu avant Pâques. Li Tianbing nous reçoit en son atelier de la Cité universitaire à Paris. Amabilités et discussions tandis que nous dégustons un wulong. Li Tianbing, avant d'être un artiste, est un homme de très haute distinction. Ses études le prédisposaient à la carrière de diplomate. Il y renonça convaincu cependant que la maîtrise de l'art du pinceau ne diffère en rien de l'ingrat travail de rédacteur attaché à une chancellerie. Avec la liberté en moins. Car Li Tianbing ne pouvait oublier son amour pour une imagination vagabonde que lui procure la contemplation des paysages de montagne et d'eau, de son pays natal du sud de la Chine , Guilin ; de son libre attrait pour les langues et cultures étrangères et d'entre toutes celles de la France qui est devenue, depuis peu, sa seconde patrie. Observons ses tableaux. Ce sont souvent de grands formats. Les couleurs sont crues, pâteuses. Il y a là un « faire » de la peinture qui s'exprime comme un épanouissement aux limites. Car nous retrouvons, d'une manière constante, une spécificité de Li Tianbing et de son art : comment réaliser de la peinture à partir d'images de synthèse ? Il y a un décalage considérable dans le procédé qui équivaut à une véritable philosophie en action. C'est que l'acte de peindre comporte ici sa matière, qu'il y a une unité entre la matière et la signification. Il n'est pas jusqu'à la prétention de Li Tianbing de s'adresser à tous les sens à la fois et d'en appeler systématiquement aux connotations olfactives ou gustatives des pâtes qu'il informe. Tout mêlé, tout compris : du rose au brun, de l'azur encombré de ses folles machines aux racines pourries de l'arbre esseulé, le phantasme d'une manière indéterminée, à peine formée, d'une matière resituée à l'état sauvage, et de préférence peu noble, proche du rebut.

    Etrangère, néanmoins, est cette peinture au matiérisme que définit naguère Georges Dubuffet. Nous n'y voyons aucun effet de relief hétérogène. Au contraire, cet univers se déploie sous nos yeux dans un dérèglement lisse et spontané. Ce faire de la peinture cher à Li Tianbing trouve son ressourcement perpétuel dans un divorce recherché pour la qualité de sensations brutes qu'il nous permet d'éprouver avec une intensité nouvelle et qui vont de l'émerveillement à la terreur, du dégoût même à la laideur. En cela, Li Tianbing s'inscrit dans la continuité des plus grands maîtres de la peinture chinoise. Le choix de recourir au laid, au bizarre (guai) comme moyens d'expression est, en effet, une constante dans l'art des lettrés, particulièrement à l'époque des Ming – période de renaissance – avec Xu Wei (1521-1593), Fu Shan (1606-1685) et Shitao (1641-1707). Et le XXI° siècle est, pour la Chine , un siècle de renaissance

    générale. Une trilogie nouvelle, au niveau du sentiment, se développe dans ce pays et rejoint les canons issus de la post-modernité mondialiste : « plaisir, personne, univers » entraînant une dérritorialisation de l'image et de ses codes vers un champ d'interprétation situé à mi-chemin entre l'indifférence absolue, la distinction la plus outrancière ainsi que la froide taxinomie d'un discours désillusionné et scientiste. De dépossession politique en désaffection sociale, de repli sur soi en recherche d'un nouveau plan d'intégration à la culture urbaine, une nouvelle expression née des bouleversements informatiques se constitue. Elle a nom : kitsch ;mot d'origine viennoise inventé selon toute vraisemblance à la fin du XIX° siècle pour désigner le Sezessionstil (style de la Sécession ) qui répondait à un besoin de raffinement poussé à l'extrême par une sensibilité morbide adepte des artifices et de la préciosité. De là, il serait aisé de proclamer un jugement définitif sur l'art de Li Tianbing en conjuguant sa réalité par une dénomination qui nous éviterait d'affronter son originalité.

    La peinture de Li Tianbing nous dérange. Est-elle kitsch ? Dans la théorie de la connaissance et ses modes de transmission, on s'emploie fréquemment à connaître le lointain à partir du proche, mais le proche peut être difficile à saisir précisément en raison de son aveuglante proximité. Or, prise dans son ensemble, l'œuvre de Li Tianbing ne nous renvoie d'aucune façon au kitsch consensuel des belles images. Cette peinture demeure, sous toutes ses formes, d'une ambivalence absolue. Nous y voyons le va-et-vient ininterrompu de gestes et d'idées cultivés ou répudiés, nés dans un imaginaire où se forme et s'inscrit en miroir une société en devenir pareille à la poussée d'un corps qui se prolonge aussi dans la gestualité de l'art. Et cette poussée comme l'acte de peindre, est désordre. L'ordre, nous le savons, représente la stabilité, la mort à long terme. Le désordre, lui, est chargé de vitalité : son pouvoir implique danger. Il se pose en contemporain de notre regard dérouté devant ces peintures parfois légendées de néologismes qu'invente Li Tianbing prompt à médiatiser le sens tacite de ces figures, leurs directions, les vecteurs ou les incohérences de ce monde désaccordé dont la globalité fait intelligence. En recourant aux artifices et citations d'œuvres classiques et bouddhistes juxtaposées à des espèces monstrueuses et mutantes, l'artiste établit différentes phases temporelles d'une narration qui participe à l'élaboration d'une réponse esthétique au mécanisme cumulatif d'un enjeu libidinal où le rapport du regard à ce que l'on veut ou espère voir est un rapport de leurre. C'est par là que l'œil peut fonctionner comme objet, c'est-à-dire au niveau du manque. De cette frustration d'un réel qui est éludé, naît une réalisation d'un idéal toujours désiré aux confins de l'érotisme – celui de l'image – et de l'ordre (qu'imposent les limites du tableau) où le présent se laisse envahir par le passé et non maîtrisé nous livrant au sentiment d'une très grande vulnérabilité qui est, sans doute, familière à la vision que nous avons de la mort. Celle-ci est présente, s'affirme et s'engage sans détour quand Li Tianbing exhume de notre mémoire l'image des suppliciés du S-21. Li Tianbing est, à notre connaissance, le premier artiste Chinois qui aborde, trente ans après la fin de la Révolution culturelle et ses tourments – en Chine comme à l'étranger – le génocide khmer rouge.

    Ces images réappropriées, réinterprétées à l'aune d'une observation que commande la distance nous séparant de leur réalité propre participent, au fond, d'une traduction en langage imaginaire du monde environnant pour que notre âme puisse en prendre connaissance. Elles deviennent par là - même le lieu inaliénable de l'hospitalité et d'une possible communion. Mais nul n'envisagera cette communion – semble-t-on nous dire – s'il n'est connaisseur de ce déchiffrement d'un monde où les analogies ne se retrouvent que dans les parentés enfouies des choses pour n'être, enfin, expliquées que sous le mode du délire et de la vision. De là, sans doute, dans la culture de l'artiste, comme celle de ses grands aînés, le face à face de la poésie et de la folie, de l'ordre et du désenchantement. Ce désenchantement que révèle, en Chine comme ailleurs, la prise de conscience d'une nécessaire défense du patrimoine génétique et humain est ramené, dans l'œuvre de Li Tianbing, à un phénomène de réutilisation totale du matériau capillaire. Le cheveu, dans l'infini diversité des cellules qu'il recèle, sert pour l'artiste d'élément de composition créant un lien entre le présent et une mémoire hétérogène dont les contours seront définis par le choix de portraits – modèles (Jésus, Staline, Mao, Deng, Jackson…) ou de paysages traditionnels chinois (ceux qu'exécute Ni Zan…) ; lieux « connus » nés de l'apprentissage, pour Li Tianbing alors adolescent, des classiques de la peinture lettrée. Un âge d'or qui reste, pour le peintre, apparenté au profond malaise de ceux dont le langage n'est pas encore établi ; monde où s'entassent les similitudes diverses, se déposent les identités, se superposent les critères différents ; monde de l'inquiétude qui arrive finalement au bord de l'angoisse pour ne rien avoir saisi dans le champ sémantique des dénominations. C'est à ces personnages, souvent grotesques, accompagnés de leurs folles machines volantes ou de ces insectes tronqués traversant, en intrus, l'apparente sérénité de nos représentations, qu'il appartient, semble nous dire Li Tianbing, d'instaurer une présence au cœur d'un néant où s'inscrit le destin singulier de l'artiste qui est solidaire des cultures chinoise et européenne, tour à tour menacées. Cet espace inquiet, d'accès compliqué, est une hétérotopie. Le mot définit par Michel Foucault 1 suscite l'inquiétude parce qu'il brise les perceptions et les noms d'un univers commun. L'hétérotopie frappe ici de stérilité l'ordre des sensations connues pour désigner un univers, celui de l'adolescence, désenchanté à mesure que l'artiste s'en éloigne, et qui voit se figer sous nos yeux les formes archaïques d'affects aussitôt rattrapés par la terreur de l'histoire. Car, le monde que Li Tianbing nous donne à voir, existe déjà dans la réalité des laboratoires civiles et militaires. Cet espace placé sous le mode parfois ludique de l'exutoire virtuel, dévoile un champ ouvert à la crainte, la paralysie, le sérieux qui est aussi l'expression d'une sensibilité particulière à la pesanteur des choses, associée sous notre regard, à la représentation d'un monde technologique, à la présence inquiétante de monstruosités indomptables dont le pouvoir grandissant conduit le regard de l'artiste, accompagné du nôtre mais aussi de cette œuvre qui nous contemple, à une conscience réifiée qui aime à se pétrifier dans l'espace clos d'un non-lieu où l'histoire est vécue comme un retour et une répétition d'un âge d'or qui se refuse à nous livrer un nom. Cette peinture est d'autant plus féconde qu'elle échappe aux catégories d'un monde connu. Elle se construit autour d'un vide axiologique qui est pour l'historien d'autant plus redoutable qu'il n'a trait ni au statut de la forme ni à son degré d'émancipation vis-à-vis du fond. Dès lors, livrée à elle-même et aux jeux des songes, cette peinture devient l'émanation directe de l'être sentant. D'où viennent ces images, de quel tréfonds, de quelle germination intérieure ? Faut-il tracer un partage entre les images du rêve et de l'art ? Les analogies ne manquent pas de surgir à notre esprit. Cet entrecroisement de figures ou télescopages temporels nous évoque 2046 de Wang Kar Wai mais aussi - par la touche voisine de celle appliquée par Li Tianbing – les Architectures imaginaires de Monsu Desiderio dont les traits ne cessent, à nos yeux, de le rattacher à son grand aîné nordique, Altdorfer, dont les scènes alternent entre la douceur reposante d'une Nativité et le champ hallucinatoire des crêtes de montagnes surlignées de blancheur et de matière solaire.

    La peinture de Li Tianbing nous insatisfait : il y a là toutes sortes possibles de questionnements, d'oppositions, de contradictions. Tantôt cette peinture nous inspire la beauté. Tantôt le dégoût. N'y a-t-il pas une gêne à ressentir pris dans la matière aux couleurs acides ou sucrées, qui n'est qu'à Li Tianbing, cet agrégat d'empreintes ? Cette anarchie volontaire réfute le piège discriminatoire entre abstraction et figuration. Pour toujours, semble nous dire le peintre, l'incongruité d'une rencontre, dans l'espace de la toile, entre les fragments différenciés de choses soumises au seul ordre de l'hétéroclite trouve son lieu d'accueil, si reconnaissable, au demeurant, qu'il devient pour nous un brutal idéogramme du nom de Li Tianbing. Pourtant, nous l'avons déjà dit, ce style n'est pas, le croyons nous, isolé. L'histoire de Li Tianbing, de sa peinture, existe à la façon d'un corps. L'unité entre l'artiste et son œuvre prolonge, au-delà de leur particularité, le même genre de connexion qui s'établit d'un individu à l'autre, d'un style à l'autre rassemblés en une seule attitude cumulative et transformatrice qui est du côté de la culture. S'imposent à notre regard les signes extérieurs d'une typologie qui s'expriment moins par des mots que des images léguées par les traditions, s'empruntant d'une civilisation à une autre, circulant dans le monde diachronique des classes et des sociétés humaines. Ces images s'étendent même à l'univers des images mentales en se révélant, pour parler le langage de Aby Warburg 2 , comme le théâtre intense de temps les plus divers où se transmettent, en une chorégraphie ininterrompue, les gestes séculaires d'une généalogie d'artistes prenant corps ensemble. Le rapport tactile à la peinture facilite, sans doute, cette appréhension de pouvoir s'inscrire, vivant, en maintes lignées générationnelles. Car, sous nos yeux, se rencontrent au pluriel, sociétés, individus mais aussi héritages,imaginaires dans leur acception la plus large qui constituent une histoire pluridimensionnelle ouverte aux résonances multiples des transformations du monde et de ses images. Et Li Tianbing en accentue l'impact par le choix des formats de ses tableaux confirmant par là – même les effets plastiques et expressifs du cadrage de chacune de ces compositions dont l'aspect – pâte molle aux contours souvent indécis – s'offre à une interprétation perpétuellement mouvante et sans sujet. Chinoises, quant à leur statut, sont ces images offertes à notre regard se déplaçant par rapport à un centre qui n'est aucunement immuable mais invisible et changeant en ce qu'il varie par rapport à la relation qui se construit entre le regard du peintre (celui de l'œuvre) et son destinataire dans une relation fluctuante puisque soumise à une respiration incessante. Et cette respiration est celle d'une pensée en mouvement dont nous distinguons les linéaments à travers la vaste organisation de ces toiles que dresse le peintre Li Tianbing. Cette pensée embrasse non seulement les champs de la philosophie, de l'esthétique, de la pensée politique, des fondements éthiques de la biologie au-delà du cadre de la Chine proprement dite puisqu'elle noue des correspondances avec des préoccupations qui touchent à la vie des humains, à la primauté de leurs régularités sur leurs dissemblances, de leurs invariants sur leurs disparités. En ce sens, Li Tianbing mérite les plus grands éloges car l'appréciation de son œuvre s'accompagne d'un questionnement qui est celui de l'homme confronté à la rupture qu'engagent la science et la technique dans l'équilibre de nos sociétés. Mais est-ce le seul enjeu de cet art ?

    Faut-il y voir une opération sur le temps historique ? Le discours performatif non d'une hétérotopie mais bien d'une utopie ? Pour le moins, il révèle un état de conscience qui nourrit l'artiste autant qu'il nous alimente en une rêverie d'images où l'esthète épaule le stratège observant l'émergence d'un monde à venir comme l'on attend l'ennemi, au bord de la tranchée, en vouant sa faiblesse et sa force à la lumière, entre le matin ivre et la légèreté du soir, incapable de saisir les signaux

    qui vous guettent de péril en péril. Il nous faudra pourtant habitude et courage pour dominer l'inquiétante étrangeté de ce monde largement inconnu. Nous le ferons en relisant Epicure, Xi Kang et de plus jeunes libertaires. Nous connaîtrons alors, sinon la sérénité, du moins les embellies de l'âme que procurent les mots et le mariage ou le divorce des

    images. Notre inévitable naufrage sur les rivages de ce monde que nous ne savons encore nommer ne nous paraîtra que plus doux. Notre crainte, en s'accommodant de notre quête résolue faite d'insouciance et de savoir, aura changé d'aspect. Tous ces objets étranges dépeints par Li Tianbing seront bien réels et deviendront à leur tour des points de départ pour une fantasmagorie que l'on affublera d'un docte et inépuisable langage. Et maintenant, silence ! La part des ténèbres est surmontée et noircit cependant les mots que nous croyons appropriés à la description du visible. Nous préférons, somme toute, à la sonorité de ces phrases, le rose tendre des œuvres de Li Tianbing. Par contraste, cette couleur nous incite à une traversée légère et onirique sensuellement comparable au baiser que vous offrent les lèvres d'une femme longtemps désirée. S'il demeure, après minuit, une seule image de cette œuvre magistrale peinte par Li Tianbing, nous vous répondrons avec enthousiasme et sans ambages : le rose, le rose, le rose !...

                                                                                                                                                  

    1 Michel Foucault, Les mots et les choses , Paris, Gallimard, rééd. 1999, p 9

    2 Georges Didi Huberman, L'image survivante. Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, éditions de Minuit, 2002

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