“ Les objets de la réalité nexistentpas seulement en tant que tels. ” (André Breton, Le château éto

                                                                                                                                                     Evelyn Pschak

    Il n'y a guère d'autre peintre contemporain qui sait autant jouer avec notre perception que Tianbing Li. On est tenté de dire qu'il a découvert une application personnelle au trompe – l'oeil . Il nous leurre avec des couleurs et des formes séduisantes, nous présente un monde prometteur de sécurité, nous donne un accès apparemment facile à une oeuvre innocente et consolatrice – et, déjà, nous sommes trompés.

    Ces décors gracieux de rose et de turquoise, ces branches en fleur qui ploient voluptueusement sous leur poids printanier, ces oiseaux, insectes qui bourdonnent, ne sont que des images illusoires. En regardant de plus près, l'idylle d'origine s'avère chargée d'éléments de déchéance. Les pétales prétendus se révèlent être de la chair en décomposition, des scènes morbides prennent le pas sur le gazouillement antérieur, partout le mal et le laid nous guettent. Le paysage au premier abord fascinant n'était qu'un trucage d'une magie très sombre. Une sorcellerie saprogène.

    Tianbing Li surprend. A peine pense–t-on avoir trouvé une catégorie pour son travail qu'il laisse déjà derrière lui cet état d'âme dans lequel nous, spectateurs, nous trouvons encore, pour atteindre un autre niveau de création, reprenant les étapes antérieures ou les mettant en question.

    Evidemment il y a aussi des constantes dans l'oeuvre de Tianbing. Ses origines chinoises se reflètent dans son oeuvre - peut-être même davantage que l'artiste en a lui-même conscience. La philosophie classique chinoise du taoïsme définit l'art comme médiatrice d'un mystère : là où il n'y a plus de secret, l'art se dégrade en quelque chose de beau ou en une pure description. On ne peut capter la réalité qu'en gardant la palpitation du secret. La force de ses peintures engendre une essence, qu'on reconnaît intuitivement et qui éclaircit quelque chose jusque-là enfoui. Le secret précisément. Tianbing Li voit au-delà des formes des choses. Il arrive à fixer leur être intérieur, leur essence sur la toile.

    Teng Baiye, un des rares peintres chinois modernes du 20eme siècle à être renommé dans l'Ouest, disait qu'un artiste chinois ne peignait pas le paysage comme il s'offrait au regard de la plupart des hommes, mais qu'il rendait l'effet atmosphérique qui en émane. Pour Tianbing Li aussi, le paysage n'est ni fantaisie pure ni la reproduction mimétique du réellement vu. Ce monde en décomposition correspond à l'esprit que l'artiste accueille en lui : il ressent une certaine nature, envahie par la maladie du parasite humain. Une nature morte chinoise, à première vue peinte comme un lavis classique , est, quand on y regarde de plus près, rongée par les ulcères de la civilisation occidentale. Une fantasmagorie en rose bonbon, qui se retrouve dans les manières affectées du Meilleur des mondes (de consommation) et dont l'artiste veut capter la « beauté cruelle ». Former corps à partir d'opposés incompatibles : des accessoires de guerre pastellisés, des jouets d'enfants et leurs agressives munitions, l'anatomie parfaite d'insectes et leurs mutations monstrueuses. On est à la fois fasciné et repoussé. C'est presque malgré lui que le spectateur concède au peintre le pouvoir de lui faire accepter cet univers artistique comme accessible, comme possible.

    Les scènes de Tianbing Li montrent une grande sensibilité - parée d'une ironie mordante - pour leur époque, mais aussi des doutes et de la fureur. Il voit des millénaires de culture chinoise en danger. Après la « révolution culturelle » faite à la maison, c'est maintenant l'esprit de consommation de l'ouest, une conscience historique manquante et une gestion de guerre globalisée qui rongent le dragon chinois.

    La destruction n'est pas seulement le sujet pictural des oeuvres de Tianbing Li, mais se retrouve également dans ses touches explosives et dans un surprenant post-traitement de ses peintures. Son intention est bien ici – par ce procédé per definitionem créateur et formateur – de conférer à la peinture un aspect destructif, voire même auto-destructif. Beaucoup de ses peintures montrent les vestiges d'une « dégradation » ultérieure : des filets de couleur sont apposées sur la peinture finie, traces sales telles une attaque d'acide. L'oeuvre elle-même semble être en voie d'auto-destruction. Un vieux dicton chinois résume cette interdépendance entre fondation et ravage , “ Qui ne détruit pas ne peut point créer. ”

    Les vieilles forces refouleraient tout changement. Avec cette destruction dans et contre la peinture, Tianbing Li rend compte aussi de sa propre histoire, de sa motivation intérieure : Rompre avec le vieux, l'établi. Voir et oser le marginal. Mener une vie d'artiste. Sa décision de se consacrer à la peinture après avoir obtenu un diplôme de  L'Institut des Relations Internationales  de Pékin, promesse d'une carrière dans la politique extérieure chinoise, prouve déjà sa disposition permanente à évoluer, à avancer – ainsi que sa peur de l'immobilisme. La perfection n'est pour lui qu'une forme raffinée du « stationnement » : visant le maximum, l'artiste aboutit à des connaissances, il atteint un stade où tout empressement pour la même technique, les mêmes motifs, ne signifie qu'une même variation d'un vieux thème et non pas une évolution artistique. Ce vide naissant ne peut être compensé que par un arrière (ou un avant?) vers le chaos. Un chaos dont résulte quelque chose de nouveau, d'inattendu. « Je crois au mutisme constant » dit l'artiste. Il est heureux que nous ne puissions pas le ranger dans une case classificatoire quelconque.

    Il maîtrise les techniques du vieux lavis classique, mais seulement pour les utiliser pour une autre tromperie : de nouvelles peintures de Tianbing Li montrent au spectateur surpris des vedute chinoises, comme composées de la main d'honorables calligraphes. Mais ce n'est pas de l'encre. Ce sont des cheveux noirs de 2 à 3 centimètres qui produisent cette illusion parfaite sur l'apprêt. Encore un trompe-l'oeil . Il utilise la même technique pour un portrait de Mao et La Cêne de Léonard de Vinci. Tianbing Li célèbre une pratique artistique transculturelle, englobant plusieurs genres. Conscient de sa propre valeur et très habile, ce jeune homme du sud de la Chine alterne entre l' E st et l' O uest, met la main au pot de son histoire et arrange les trouvailles à son aise. Un clin d'oeil artistique, qui témoigne de l'humour mais aussi de l'originalité, de la joie d'expérimenter, des connaissances prolixes et de la grande dextérité de cet artiste.

    Tianbing Li connaît son métier. Et il connaît l'histoire de l'art – d'un autre point de vue : “ Plus j'ai regardé la peinture à l'huile au Louvre, plus j'ai compris la peinture chinoise. Il y a une compréhension comparative.“ Cette compréhension lui permet d'épuiser toutes les possibilités. S'il le veut, il agit en peintre d'encre classique, ou en expressionniste, ou en photo-réaliste, ou en surréaliste, ou ... il n'y a pas de fin visée. Il va encore probablement, et de nombreuses fois, utiliser son savoir-faire et ses connaissances pour nous attirer sur des sentiers qui nous semblent battus pour, une fois encore, nous ouvrir les yeux.

    De toute façon, le style n'est pour lui qu'un formalisme. La force est plus importante que la forme. «   L'arbre est seulement une transformation d'énergie. Il n'y a pas de forme définitive » explique l'artiste. Manifestation là encore d'un riche héritage taoïste et bouddhiste, deux religions qui donnent plus d'importance au processus qu'à la substance même. Admettre les mouvements, la dynamique intérieure, les impulsions explosives, c'est ainsi qu'il définit la création artistique. Cette notion de création éruptive dispose elle aussi d'une tradition dans l'Ouest. Dans son ouvrage L'espace littéraire , l'écrivain Maurice Blanchot décrit la genèse de l'oeuvre de la façon suivante : « L'oeuvre n'est pas l'unité amortie d'un repos. Elle est l'intimité et la violence de mouvements contraires qui ne se concilient jamais et qui ne s'apaisent pas, tant du moins que l'oeuvre est oeuvre. »

    Pour amplifier davantage la violence émanant de la peinture-même, Tianbing Li utilise des laques industrielles, dont il ne peut contrôler les combinaisons et réactions sur la toile. Elles s'écoulent dans la véhémence du geste, suivant l'inspiration. C'est de cette façon qu'il atteint une dimension dépassant la pure contemplation. Il ne peint plus l'oiseau, mais l'essence de tous les oiseaux. Le vol. L'artiste ne se perd pas dans le regard scientifique et minutieux du botaniste. Il reconnaît l'essence des choses instinctivement. Sa compétence esthétique justifie aussi l'improbable. Le fait de comprendre diffère ici de l'action purement descriptive. Et il nous amène, s'amène lui-même, au travers de l'oeuvre, à sa propre personnalité : « De la forme de l'arbre peint ou du paysage peint, on voit l'artiste qui a peint son identité».

    André Breton dans son écrit Point du Jour disait  , “… t out dépend de notre pouvoir d'hallucination volontaire. ” Il ne s'agit pas seulement de l'artiste, mais aussi du spectateur à qui il est demandé davantage qu'une réception jouisseuse, sans engagement. D'ailleurs, ceci aussi correspond à la définition taoïste de la contemplation d'une oeuvre d'art : l'expérience de l'art se fond sur une réciprocité inspirée entre l'oeuvre et celui qui la regarde. Le spectateur est censé être actif et disposé à s'identifier avec le travail artistique.

    Tianbing Li veut que nous nous épanouissions entièrement dans cet engagement volontaire. Ses grands auto-portraits, fortement déformés, dérangeants, des oeuvres très récentes, peintes de coups de pinceau féroces et fougueux, arrachent une force autant à l'artiste qu'au spectateur. Des signes caractéristiques, comme la bouche de l'artiste, deviennent, dans leur surdimensionalité, un sigle abstrait pour l'entité du portrait. Ainsi l'artiste dénature sa propre image, comme une « figure défigurée » jusqu'à la méconnaissance, restant cependant soi-même sans en laisser le moindre doute. « Pour être absorbé par l'image, il faut rendre un détail aussi grand qu'on ne puisse presque plus rien y voir. La distance est bien pour ne pas se perdre. La proximité rend aveugle ». Nous sommes trop près de la peinture, sans orientation, presque tâtonnants, sans distance – sans protection.

    L'oeuvre de Tianbing Li nous incite à discerner, à percevoir nos vieux modèles comme démodés et à les mettre au rebut. Paradoxalement, l'artiste nous mène par ce chemin jusqu'à la cé lébri té – pour nous réapprendre à voir.

     

                                                                                                                                                                      
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