La contemporéanité de ces images conjugue trois temporalités : celle du peintre, Li Tianbing, qui est aussi la nôtre ; celle de ses enfants et de leurs parents ; la masse anonyme, enfin, constituée de leurs prédécesseurs dont nous connaissons les modes de vie ou les représentations idéalisées des codes de conduite qui ont nourri l’imaginaire de générations entières de familles en Chine. Li Tianbing, lui-même, s’est inspiré ou a pu voir, enfant, ces gravures bon marché où sont représentés dans un lac cent charmants bambins jouant avec des fleurs de lotus. Ou encore, ces deux enfants habillés en adultes dont l’effigie est reproduite, telle quelle de nos jours, sur les portes des maisons à l’intérieur des villages…Deux mots en chinois désignent la fleur de lotus : lian et he. Le premier est phonétiquement identique à un autre mot signifiant « lier » (dans les relations de mariage notamment) mais aussi « ininterrompu », « l’un après l’autre », ou bien « amour » et «modestie ». Le second peut signifier « concorde » ou « félicité conjugale »…Les représentations d’enfants dans l’iconographie traditionnelle chinoise abondent. Le thème de l’enfance véhicule les vertus de la spontanéité (ziran) et de la disponibilité. Tous ont vu, en Chine, cette représentation d’un homme d’âge mûr, Lao Laizi, habillé en enfant et jouer devant ses très vieux parents pour les convaincre qu’ils étaient toujours jeunes !
Expression excessive de la piété filiale qui s’exercera, semble nous dire Li Tianbing, non pas sur le mode d’un retour à une tradition confucéenne immanente mais selon des perspectives inattendues qui iront, peut-être, dans le sens d’une descendance adoptive ou de recomposition familiale. Dans l’espace de ces tableaux, nous voyons un enfant Khmer, un petit lama Tibétain…Qui n’a pas connu dans le monde, ou au sein de sa propre famille, des enfants adoptés, des familles recomposées ? Et Li Tianbing qui sait aussi la puissance de ces images, dérobe à notre regard le désir d’une paternité que nous ne saurions identifier et / ou revendiquer…La Chine actuelle, c’est aussi le drame de trente millions d’
enfants noirs (hei haizi), enfants non déclarés nés de parentes
« coupables » d’avoir dépassé les quotas du planning familial imposant la directive d’un enfant unique. Que deviendront ces enfants privés de leurs droits, de leur existence juridique ? La Chine qui est aussi le laboratoire le plus esclavagiste du XXI° siècle
5 en fera des proies faciles. On ne peut ignorer ces problèmes ni la dimension sociale de l’œuvre peinte par Li Tianbing qui fut, par ailleurs, le premier artiste Chinois à aborder la mémoire de la Révolution culturelle dans son rapport au Cambodge et à l’ethnocide Khmer Rouge
6.
Décider du caractère d’une image semble nous dire Li Tianbing est l’affaire d’une négociation sans cesse réinventée entre des êtres de parole bâtissant ensemble un monde de signes en partage. Partage de l’acceptation ou du refus, du goût ou du dégoût, des figures en devenir où le rôle et les identités de chacun sont toujours redistribués. C’est à partir de cette ambiguïté de l’image où se jouent les figures de l’amour et de la haine, de la reconnaissance sociale autant que de l’ostracisme que se construit une économie du visible d’un caractère bien particulier en ce qu’elle nous concerne tous sans jamais nommément désigner ses propriétaires. Li Tianbing interroge ainsi les regards dans une perspective qui échappe à l’enjeu, trop souvent dramatique, entre le pouvoir et la liberté. Nous n’avons là ni des idoles, ni des icônes mais des images ayant fait le deuil de corps pour faire vivre un désir qui cherche encore à s’exprimer par des mots. Cette négociation des regards est aussi une interprétation de l’histoire. Celle, tout d’abord, de l’artiste qui s’inscrit dans une continuité culturelle chinoise
remarquable. Nous ne parlons pas ici d’un style mais d’un mode de vie. Li Tianbing aurait pu devenir diplomate. Il est devenu artiste. Or, être diplomate ou artiste d’un point de vue de la culture la plus universellement reconnue en Chine, c’est tout un. Dans les deux cas, l’art du pinceau est l’instrument d’une pratique menée à des fins utiles: la stratégie. Choisir l’expatriation, vivre en France, à Paris, puis se faire connaître aux Etats-Unis en investissant Chelsea, à New York, et l’une de ses plus belles galeries, quand on a trente ans, c’est un très bon signe. C’est surtout la marque d’une très grande intelligence stratégique et d’une très grande sensibilité. Paris, depuis un siècle, est le lieu de référence mythique incontournable des artistes Chinois. Les plus renommés y ont séjourné : Lin Fengmian, Liu Haisu, Xu Beihong…D’autres sont devenus citoyens Français : Huang Yongping, Chuh Teh Chun, Zao Wu Ki...Li Tianbing, à son tour, ne pouvait ignorer la capitale française qui, pour des raisons historiques qu’il est inutile de rappeler ici, est étroitement liée au destin de deux autres mégapoles dans le monde : Shanghaï et New York. Shanghaï et son ancienne concession française, surnommée le « petit Paris », Li Tianbing la connaît par cœur. New York ? On pense bien sûr à Marcel Duchamp, André Breton ou Arthur Miller qui écrivait depuis Little Odessa : « France is Paris and Paris is China »…Et si la venue de Li Tianbing, ce passeur culturel, à New York nous invitait à un complet renversement de perception sur nous autres et nos rapports à ces mondes ?