Arriver là où nous étions partis et savoir le lieu pour la première fois
                                                                                                                                                Randy Rosen
     
     
           A première vue, les portraits du tableau de Li Tianbing, The Children Project, semblent classiques.  En fait, ils ne le sont pas du tout  A y regarder de plus près, l’artiste nous entraîne dans une méditation complexe et à des niveaux différents sur la qualité provisoire de l’identité, la nature du Soi et la ligne de démarcation  incertaine qui sépare la réalité de la fiction, la réalité du souvenir, la vie telle qu’elle a été vécue de la vie telle qu’elle a été imaginée. A peine a-t-on commencé à identifier ces niveaux et à décoder leurs incidences psychologiques, sociales et politiques éventuelles, qu’on a le sentiment que The Children Project a des racines bien plus profondes.
          
           Dans notre monde multiculturel et globalisé, tout un chacun est concerné par les questions d’identité culturelle et individuelle. Mais pour ceux qui ont une double nationalité et qui vivent entre deux traditions parfois très contradictoires – comme Li Tianbing âgé de 33 ans, né en Chine continentale mais ayant étudié et résidé à Paris pendant la dernière décennie – ces questions ne sont ni théoriques ni accessoires du point de vue existentiel.  Elles font partie intégrante de chaque souffle, elles inspirent la composition et les stratégies esthétiques de son art.
     
    The Children Project est un résumé et une reconstruction des souvenirs d’enfance de l’artiste qui a grandi en Chine, alors sous l’emprise des ombres effrayantes de la Révolution culturelle. Vues à travers le miroir du temps et dans la perspective bifocale de ses cultures d’origine et d’adoption, ces peintures sont à la fois une réévaluation de ce passé et une négociation passionnée avec lui. C’est dans la richesse de ce sol transnational que les portraits acquièrent leur caractère unique et poignant.
     
           Dans une certaine mesure, nous remanions tous les histoires de nos vies lorsque nous les racontons. Mais, ici, ce processus est l’armature permanente de la recherche d’une identité et des fils délicats qui tissent le tissu dont nous sommes faits. Li Tianbing a passé la plus grande partie de sa vie d’adulte à l’Ouest. Il a étudié pendant six ans à la célèbre Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris et il est devenu un peintre accompli qui adopte une manière occidentale contemporaine. Mais les sensibilités orientales et la tradition de la peinture chinoise se retrouvent dans ses oeuvres, directement parfois mais le plus souvent cachées en pleine vue, ce qui enrichit à la fois le format et le sens contextuel des toiles. L’on se rend très vie compte que, avec Li Tianbing, les couches se superposent.
     
           Incruster différentes couches de signifiant dans un contenu pictural direct et manifestement simple a pendant longtemps constitué une stratégie esthétique de l’art chinois. Beaucoup des anciens rouleaux d’artistes chinois, qui frappent le spectateur contemporain par la sérénité et la simplicité de leurs paysages et que l’on peut admirer pour leur beauté et leur perfection technique, étaient à leur époque considérées comme des actes clandestins de critique politique et des signes indiquant que l’artiste ne partageait pas les valeurs de ceux qui détenaient le pouvoir. Ces images sont apparues à des moments de répression politique lorsque "chaque mot écrit était passé au crible par des censeurs ou des eunuques pour y trouver  un double sens séditieux. En ce temps là,  toute forme de protestation était considérée comme un acte de courage". 1
     
           Dans le célèbre rouleau Retour à la maison de Qian Xuan par exemple (env. 1235 – avant 1307), on peut voir que l’art a servi de truchement au bouleversement et à la protestation. Apparemment serein, le paysage renferme un poème intitulé également  Retour à la maison,  écrit 800 ans plus tôt par un poète du 5ème siècle, Tao Qian (365-472).  Qian avait quitté la fonction publique après 80 jours de service seulement et il avait écrit ce poème pour dire qu’il préférait mener une vie de privation plutôt que de servir une administration corrompue (“Pour vivre dans ce monde, il faut être complètement ivre…”).  En reproduisant au 13ème siècle le célèbre poème de cet ancêtre dans la marge gauche de son rouleau représentant un paysage, Xuan a transformé ce paysage délicatement ouvragé en un acte provocateur qui a immédiatement été compris par ses pairs de l’époque.[1]
     
                Dans tous ces portraits du Children’s Project, Li Tianbing introduit des nuances culturelles tirées des traditions occidentale et orientale. Manifestement classiques, ils sont pleins de trésors cachés pour quiconque prend le temps de regarder et de réfléchir au drame transnational qui se déroule dans ce que nous voyons, tout comme dans ce que nous ne voyons pas et que nous pouvons seulement "lire" ou "ressentir" à notre manière.
     
           Le Children Project a commencé en 2006 avec le Beizitou,  portraits de cent enfants -  (One Hundred Children (fig. 1).  Pour comprendre l’ambition et l’intelligence qui nourrissent ce projet – en cours de réalisation maintenant depuis presque deux ans –  il ne suffit pas de se tourner rapidement vers les oeuvres les plus récentes de l’artiste. Les premières peintures sont une piste importante pour déceler les motivations et la stratégie esthétique de ce qui vient plus tard.
     
           Traditionnellement, le Beizitou était représenté comme un groupe d’enfants joyeux en train de jouer, évoquant la prospérité et le bonheur.  Le Beizitou de Li Tianbing nous raconte une histoire bien différente.  Le visage d’un enfant solitaire est représenté sur chaque toile. Rendues de façon très réaliste dans une palette monochrome de noir, gris et blanc, les images laissent entrevoir l’authenticité indiscutable d’une photographie.  Les visages occupent toute la toile, se pressant contre la surface du tableau comme s’ils y étaient emprisonnés, chacun pris au piège de son isolement.  Ce sont des images d’enfants et pourtant l’innocence de l’enfance n’est nulle part en vue.
     
           Archétypes plus que portraits individuels, ceux du Beizitou sont le miroir à travers lequel l’artiste commence à rembobiner ses souvenirs personnels et à réfléchir aux conséquences humaines néfastes de la politique d’un enfant unique par famille instaurée en Chine en 1979.  Malgré les différences reproduites méticuleusement dans leurs traits, les enfants sont étonnamment semblables; ils semblent détachés et ne laissent presque rien entrevoir de leur vie intérieure. Ils font face au monde, avec un regard dépourvu d’expression, comme sur des  photos de passeport et de police. Ou bien ils ont le regard fixe de ceux qui ont subi un traumatisme et sont vulnérables. Une jeune fille tire malicieusement la langue mais ses yeux ne sourient pas. Ces Beizitou sont tournés vers une période difficile pendant laquelle des millions de gens, entre autres la famille de l’artiste, ont connu des privations matérielles et spirituelles. Le choix individuel, même au niveau intime de la reproduction, a été supprimé au nom de la survie collective et, jusqu’à aujourd’hui, il existe des millions de hei haizi, cesenfants non déclarés, nés en dehors du contingent enfant unique qui n’ont  aucun statut juridique officiel.
     
           Les surfaces des tableaux du Beizitou semblent piquées et altérées par le temps comme de vieilles photos retrouvées dans une boîte depuis longtemps oubliée dans une cave humide.  Les photographies que l’artiste prend lui-mêmeou celles qu’il a trouvées servent de points de départ à ses images. Mais  l’impression qu’elles veulent donner est celle du souvenir du temps passé.  Les jeunes visages semblent scruter le passé à travers la photographie jaunie et le papier qui s’écaille comme si l’artiste les arrachait de sa mémoire avant qu’ils ne disparaissent à jamais. Un par un. C’est le souvenir de cette solitude, de chacun de ces enfants seuls au monde, que Li Tianbing retrouve. De propos délibéré, il les peint à la manière d’une photo de famille, en noir et blanc; ces photos  détruites en si grand nombre pour des raisons politiques pendant la Révolution culturelle (1966-1976), comme pour briser le joug de la tradition et des attaches familiales.  Présenté comme un groupe et mis au carreau, le Beizitou de Li Tianbing (One Hundred Children) évoque l’empathie que l’on ressent lorsqu’on observe des parents qui scrutent attentivement les panneaux d’affichage couverts des photographies de personnes disparues après une catastrophe. Nos yeux d’étrangers voient une certaine similitude dans la répétition des images. Mais pour celui qui cherche, chacune d’entre elles a la qualité d’une amulette, d’un souvenir qui est un condensé de la nature individuelle profonde de la personne recherchée.
     
     
           L’artiste commence à se pencher plus directement sur cette idée de "nature profonde" – identité – dans un groupe un peu plus tardif du Beizitou dans lequel plusieurs des visages des enfants sont maintenant marqués par les empreintes presque imperceptibles de logos de sociétés multinationales (fig. 2, Détail) ou par des bandes de textes subtilisées dans des journaux et sur l’Internet. Subrepticement, les enfants sont donc marqués, non pas au fer rouge mais par quelque chose de potentiellement plus destructeur. Ainsi, dans “Federal Express”  les couleurs de la compagnie sont si bien mélangées aux teintes du visage de l’enfant qu’elles finissent par se fondre.  Li Tianbing nous rappelle que la tyrannie revêt de nombreux aspects et que, parfois, elle reste même invisible. Les enfants qui portent ces marques appellent à un examen des limites de choix individuel en façonnant le “qui nous sommes” et, peut-être, la nature inconstante de ce Soi.
     
    Partout, dans notre monde globalisé, les gens arborent des T-shirts affichant des noms de produits et tout un groupe d’âge est maintenant qualifié de  génération Ipod.  Les enfants qui portent ces noms de marque brandissent le spectre que notre identité  - “qui nous sommes” - est de plus en plus synonyme de notre profil commercial, de notre marque, de ce que nous achetons ou sommes susceptibles d’acheter.  Il y a tant d’endroits dans le monde d’aujourd’hui, y compris la terre natale de l’artiste, qui cherchent à s’approprier une part de ce marché mondial si riche, que l’innovation et la  transformation de la société se trouvent sur une voie rapide. Beaucoup de traditions qui, jadis, codifiaient et transmettaient des valeurs et des sensibilités culturelles profondes sont abandonnées dans cette course en avant.  Sans ces repères culturels de continuité  et  de signification de l’individu, Li Tianbing semble demander avec ses oeuvres ce qu’il reste encore? Federal Express? Microsoft? Jeans de marque?  “Avec ironie, j’exprime dans ma peinture ce qui se passe aujourd’hui en Chine où les traditions ancestrales sont érodées petit à petit par l’invasion de la société de consommation et qui se transforme ensuite en un monde aspirant ardemment à la possession”. [2]
     
     
           Dans un groupe suivant, Enfants de Yangshuo (fig.3), Li Tianbing conserve ses nuances monochromes et un format photographique décoloré par le temps, suggérant que ces portraits sont aussi censés être des émanations du souvenir. Les enfants restent des figures solitaires. Mais ces jeunes garçons, représentés sur les trois quarts de la hauteur, existent dans un espace moins restreint et ils  sont plus manifestement enfantins et individualisés que ceux du Beizitou.  Leurs petites mains s’agrippent à leurs chemises comme le font souvent les enfants qui tripotent leur couverture favorite pour se rassurer. Un garçon (montré ici) regarde fixement avec la perspicacité polissonne d’un survivant.  Et pourtant sa vulnérabilité est palpable et son effronterie timide.  
     
     
           En fait, le portrait lui-même du garçon semble sur le point de se dissoudre. Des raies de peinture, appliquées en traits épais, saccadés, traversent son image et en détruit la cohésion tout comme les raies de pixels qui zèbrent un écran de télévision lorsque l’image ne peut se stabiliser.  Produit à peu près à la même époque que les portraits qui portent des marques mettant implicitement en garde contre la présence dévorante du consumérisme, les portraits de Yangshuo nous avertissent que les médias modernes sont aussi des intrus qui veulent  définir qui nous sommes.  Le caractère provisoire des images brouillées des médias se traduit dans ces peintures par un Soi lui aussi confus, sans cesse cannibalisé et modifié pour satisfaire aux exigences des tendances les plus récentes, des styles les plus nouveaux, des aspirations les plus insolites et tout cela à la vitesse d’octets sonores.
     
           Au cours d’une interview [3],  Li Tianbing mentionne en passant que certaines des annotations personnelles de son journal étaient en résonance avec les idées exprimées dans le "Journal d’un fou" de Lu Xun (1881-1936), la première histoire écrite en chinois moderne.  L’artiste n’explique pas du tout quel est le rapport mais un article récent du Los Angeles Times décrivait les orphelinats de la Chine et la situation critique des innombrables enfants jamais déclarés dans le pays (appelés les “enfants noirs”).  Cet article se terminait sur la citation de la dernière ligne de l’histoire de Lu Xun: “Sauvez les enfants!”. Dans le "Journal d’un fou", le narrateur rend visite à un vieil ami dont le frère vient de se remettre d’une maladie mentale pendant laquelle il imaginait que tous ceux qui l’entouraient étaient des cannibales et que bientôt viendrait son tour de manger ou d’être mangé. On remet au narrateur le journal de son frère pour qu’il le lise. Dans ce journal, l’homme perturbé mentalement décide de ne pas s’associer à un acte de cannibalisme même si ceci signifie pour lui sa propre mort.  L’histoire se termine sur le plaidoyer de cet homme en faveur des enfants qui n’ont pas encore consommé de chair humaine : “Sauvez les enfants” !  De nouveau, caché en pleine vue et utilisant le langage formel de la peinture et du pinceau au lieu de celui des mots, The Children’s Project de Li Tianbing semble, à sa manière, se lancer dans la même quête.
     
           Ayant grandi dans le carcan de la politique de l’enfant unique et à une époque où tous portaient la veste Mao, insigne de misère et de choix personnel limité, l’artiste remonte dans sa mémoire et commence à l’éditer comme un metteur en scène, en mettant en place de nouvelles “prises” par collage.  De plus en plus dans The Children’s Project, réalité et imaginaire, souvenirs récupérés et monde imaginé deviennent interchangeables et difficiles à distinguer.  La mémoire devient un outil d’auto-illusion et d’auto-guérison, un moyen de recycler une enfance qui n’a pas existé et, peut-être, de donner un sens nouveau à ses possibilités révisées.  Sauvez les enfants!.
     
           Avec Deux Enfants sur Neige (2006), un changement intervient dans l’œuvre de Li Tianbing. Un camarade de jeu a rejoint l’enfant solitaire (fig. 4). Un bambin est assis sur un talus de neige, l’autre jette un coup d’œil furtif par derrière dans un paysage d’hiver enneigé et nu, parsemé de grosses pierres.  Les deux garçonnets ont presque l’air abandonnés, laissés livrés à eux-mêmes pour se débrouiller tout seuls sur une planète désolée et glacée. Il est vrai que dans la peinture traditionnelle chinoise de paysage, les représentations de la nature ne correspondent bien souvent pas à la réalité. Elles sont plutôt comme une sorte de code Morse, l’expression du monde intérieur de chaque artiste – un souhait que le monde soit différent de ce qu’il est, ce que certains ont appelé “Paysages de l’esprit.” [4]  C’est peut-être un de ces paysages que Li Tianbing a peint ici, L’artiste a rendu si habilement l’aspect poudreux et serein de la neige, l’impression qu’elle s’écoule comme la mer à travers des rochers intermittents, en attirant notre regard vers le fond de la toile, que l’on en oublie presque la veste râpée et décolorée que porte le bambin assis sur le talus de neige. La partie inférieure de la veste, faite de lambeaux de tissu grossièrement cousus comme si elle avait été rapiécée à maintes reprises, s’étend du plan plat du tableau dans l’espace réel du spectateur. Cette masse semble moins un artifice que répondre à l’urgente nécessité ressentie par l’artiste de ramener le spectateur auprès de lui, de lui faire connaître et sentir sa rugosité.
     
           Les tons sombres des vêtements des enfants sont parfaitement assortis à la couleur obstinément grise des pierres qui se frayent un chemin presque jusqu’en haut de la toile. Des enfants et des pierres.  Des survivants. L’artiste pousse ces portraits vers le haut contre le plan frontal du tableau. Impossible d’éviter le regard interrogateur des enfants. Le spectateur doit contempler, sans doute comme le font les jeunes enfants qui nous regardent, ce qu’il y a plus loin. La neige fraîche, une table rase immaculée, comme l’avenir, ne porte pas d’empreinte. Mais au delà de la neige, tout en haut du tableau, la silhouette d’une ville moderne, prometteuse d’abondance et de modernité, se dessine comme un  mirage.  C’est dans l’air que se produit le changement.  Un jouet minuscule, presque invisible – un avion – vole dans l’espace aérien entre les enfants.
     
           Dans Deux Enfants avec Jouets sur Neige #2 (fig. 5), deux autres enfants, plus âgés maintenant et portant des vêtements chinois plus traditionnels (au lieu du costume de type militaire), sont représentés dans un autre paysage hivernal.  De petits soldats rouges et de petits tanks jonchent la neige. Mais leur taille miniature et la façon dont les enfants beaucoup plus grands les observent, indiquent que ces jouets sont des objets ardemment désirés dans un paysage de rêve.  “Dans mon enfance, les Chinois étaient si pauvres que les jouets étaient un grand luxe”, dit l’artiste.  “J’avais, pour tout jouet, un fusil en bois que m’avait fabriqué mon père”. Je me console de la perte de cet unique jouet, survenue peu de temps après l’avoir reçu, en le reconstituant dans ma mémoire“.  Les jouets que je peins sont ceux d’aujourd’hui avec des couleurs vives. …En peignant, je peux revivre mon enfance en imagination".  Bien qu’antérieur aux  Autoportraits, dans lesquels l’artiste s’invente un "frère”, le garçon debout à droite lui ressemble et laisse penser que ce tableau a précédé l’autre, inconsciemment sans doute.
     
           Né en 1974, Li Tianbing appartient à l’ère des téléphones portables et du cyberespace qui est la nôtre. Le concept de la construction de réalités alternatives dans l’espace numérique, qui alimentait autrefois la science fiction, est maintenant aussi courant que le clavier de l’ordinateur.  De même, l’idée que la Vérité peut continuellement être placée dans un contexte nouveau est un peu comme un mantra post moderniste. Le fait d’introduire un deuxième enfant dans les peintures et, dans cet exemple, un enfant qui ressemble à l’artiste lui-même, laisse penser qu’il s’agit de bien autre chose que de brouiller la réalité et la fiction ou de remanier habilement sa propre biographie.
     
           Tout comme une couleur déterminée prend des nuances différentes (identités) selon les couleurs qui sont à côté, les relations humaines peuvent aussi sembler définir qui nous sommes.  N’avez-vous jamais entendu quelqu’un dire, “je suis une autre personne lorsque je suis avec un tel“? Intégrer un camarade de jeu – un “autre” – dans les scénarios qu’il a inventés sauve psychologiquement les enfants de la solitude, mais le compagnon représente aussi une ouverture sur un monde plus vaste et des possibilités de changement. De nouveaux signes d’individualité commencent à se faire jour chez les enfants et une composition et des solutions en images dans un espace plus complexe commencent à animer les tableaux.
     
           Cet empressement à lier son souvenir à celui d’un “autre” est peut-être aussi, de la part de l’artiste, le reflet d’une prise de conscience profonde du pouvoir de la définition de “l’altérité” sur son propre sens du Soi. Bon nombre de ceux qui, comme lui, naviguent entre deux cultures savent que cette existence binaire impose des exigences particulières à l’identité. A un niveau, le Children’s Project de Li Tianbing est l’entreprise d’un peintre qui fait appel au pouvoir de son imagination pour revisiter et réévaluer le passé.  A un autre, les tableaux représentent un effort continu de synthèse, la recherche nécessaire à l’établissement d’un terrain d’entente créateur entre les deux patrimoines culturel et esthétique de l’artiste. Une toile bien antérieure de 2000, Micky-Soldat (fig. 6)), extériorise cette dualité et ses revendications contradictoires. 
     
          Dans Micky-Soldat, un seul personnage domine le centre de la toile qui a environ 162 x 80 cm, occupant cet espace rectangulaire étroit de haut en bas. La moitié gauche du personnage est une reproduction de Mickey Mouse, le symbole omniprésent de la culture de masse commerciale et médiatique occidentale (incarnée par la culture “américaine”), avec ses grandes oreilles, ses gros gants blancs, des pantalons rouge vif et arborant son éternel sourire optimiste. 
     
           La partie droite du personnage dépeint un soldat au visage impassible, en veste matelassée de style Mao et en godillots. Il a le poing serré, prêt à se battre. Contrairement aux couleurs éclatantes et aux aplats utilisés du côté  “Mickey”, le soldat est réalisé dans la gamme des noirs, bruns et gris de la peinture chinoise traditionnelle à l’encre. La couleur est appliquée dans les lavis nuancés, parfois décolorés, typiques de ce type de peinture ce qui témoigne de l’habileté de l’artiste et de sa connaissance de ces techniques historiques même dans sa jeunesse.
     
    Cependant, pour le Micky-Soldat, l’artiste n’a pas utilisé la peinture mais la laque, une autre matière traditionnelle.  Dans ce personnage double, la forme monochrome du soldat, juxtaposée aux couleurs vives de “Mickey,” le fait s’estomper, ce qui évoque un choc entre le passé et le présent, le monde traditionnel et le monde moderne. Ce personnage double se tient debout sur un sol de carrelage blanc qui ressemble à une grille.  Il est révélateur que, dans le coin inférieur gauche – du côté de “Mickey” – l’artiste ait remplacé un carreau par un grand code barre comme ceux que l’on trouve sur les emballages des produits de consommation.  Le rectangle blanc représenté par ce code intensifie les blancs déjà aveuglants du côté de “Mickey" et vient renforcer encore la présence prédominante de cette incarnation de la réussite occidentale.  Et pourtant, les deux symboles, oriental et occidental, représentent chacun à leur façon une force qui engendre la conformité. Bien que cette œuvre précède The Children’s Project de presque sept ans, la tentative qu’elle représente de faire la distinction entre des visions du monde divisées, des traditions esthétiques doubles tout en les réconciliant et de reconnaître la complexité de la création d’une identité dans le monde moderne continue à influencer le travail de l’artiste dans sa maturité.
     
           Bien qu’il ne s’agisse pas à strictement parler d’une “double” identité comme dans l’exemple du Micky-Soldat, une sorte de dispositif de miroir apparaît aussi dans le tableau de 2006 intitulé Deux Enfants en bas (fig. 7 ). Pour la première fois dans The Children’s Project, des jeunes sont réellement représentés en train de rire et l’air heureux.  Nous sommes témoins d’une relation authentiquement intime, spontanée, confiante et d’un degré d’expression intérieure jamais vus dans les portraits précédents. La composition picturale, en particulier la façon dont l’artiste a placé les têtes et les mains des enfants, attire l’attention sur la “dualité,” l’existence de “l’autre.”  Le visage d’un jeune garçon qui met sa main sur sa bouche pour réprimer un fou rire domine la moitié supérieure de la toile. Directement en dessous de son visage, on voit celui de l’autre enfant, tourné vers lui, comme s’il se reflétait dans l’eau. On voit virtuellement les deux visages l’un au dessus de l’autre, ce qui oblige le spectateur à les absorber tous les deux en même temps.  Contrairement aux portraits du Beizitou (One Hundred Children) dans lesquels des têtes géantes dans un espace restreint communiquaient l’angoisse existentielle de la solitude, cette composition est un hymne à l’idée de n’être pas seul.  L’enfant qui se trouve dans la partie inférieure du tableau a lancé ses deux mains en l’air dans un accès de rire.  Comme les têtes, il y a une main au dessus de l’autre, encore une allusion au double par opposition au solitaire.  Deux Enfants en bas exprime une joie qui confine au soulagement.  Cette pensée ne laisse  pas d’être surprenante.
          
           L’intuition guide le travail de Li Tianbing qui préfère laisser au spectateur le soin d’interpréter ses tableaux;  il n’avait probablement pas Janus à l’esprit en peignant Deux Enfants en bas,  mais c’est pourtant ce qu’évoque immédiatement l’aspect de “double” de la peinture. Peut-être, d’ailleurs, pour de bonnes raisons : le dieu romain Janus était considéré comme la divinité des commencements et le gardien des grilles et des portes. Cet archétype est une excellente métaphore pour Enfants en bas.  Le tableau annonce un nouveau commencement dans la manière dont l’artiste enregistre et refaçonne le souvenir. Une manière plus positive, plus personnelle.     
     
    Le concept du  “double” continue à refaire surface – dans d’autres peintures de neige telles que Deux Enfants avec Jouet sur Neige #2 (fig. 9  ) et, plus tard, dans un groupe essentiel des Autoportraits dans lesquels l’artiste franchit véritablement la ligne de démarcation entre la réalité et la fiction en s’inventant un  “frère” qui figure sur la même toile, grâce au stratagème ingénieux consistant à se représenter lui-même à deux âges différents (fig.   ). Cette auto-copie, pur effet de l’imagination, pourrait également être vue comme la rétractation métaphorique du décret sur l’enfant unique qui continue à influencer la vie familiale et les choix en  Chine. 
     
           Il est instructif de comparer la transformation qui se produit entre Autoportrait avec mon Frère #1 et l’autre tableau qui porte le même titre Autoportrait avec mon Frère #2 (figs.8 et 9 ). Dans le premier, les deux frères sont attentifs comme des soldats qui reçoivent leurs ordres de mission, avec de la neige jusqu’aux genoux, symboliquement confinés dans un environnement dans lequel rien ne pousse. Même les arbres à l’arrière-plan sont stériles.  Le frère le plus grand et le plus âgé serre consciencieusement un livre à la couverture rouge passé, peut-être un manuel scolaire ou une référence au petit livre rouge des citations de Mao Tse-Tung.  La version plus jeune de ce frère tient une feuille de papier blanc recouverte de caractères de calligraphie chinoise tracés dans une encre rouge, délavée.  Dans ce monde marqué par la discipline, l’artiste injecte de petits jouets rouges : un dinosaure est assis malicieusement en haut de la feuille de papier et un petit hélicoptère rouge tournoie joyeusement vers le coude de l’enfant plus âgé. Ces jouets d’un rouge éclatant ne sont qu’une invention de l’imagination de l’artiste adulte mais ils dansent dans la mémoire comme de minuscules joyaux, dons du présent venus combler un vide du passé.
     
           Avec Autoportrait avec mon Frère #2 (fig. 9), exécuté un peu plus tard, le maintien des deux garçons a changé.  Ils ont un air plus gamin et détendu. Des vêtements de ville ont remplacé les casquettes et uniformes militaires. L’aîné des frères entoure affectueusement d’un bras protecteur sa version cadette, rappelant le précepte du New Age, époque pendant laquelle il était monnaie courante que le Moi adulte étreigne et cajole son “enfant intérieur” pour le consoler des blessures de son enfance.  Cette étreinte du cadet par son aîné représente peut-être un geste d’apaisement alors que se déroule le drame du The Children’s Project.  Contrairement aux tableaux d’enfants dans la neige dont nous avons parlé précédemment (fig.4 et 5), qui ne se touchent pas et gardent leur monde intérieur en dehors des limites du spectateur, dans Autoportrait avec mon Frère #2, les expressions faciales des enfants, lorsqu’un des frères entoure l’autre de son bras protecteur, manifestent une intériorité et une chaleur authentiques; nous sentons que des pensées traversent ces regards, nous ressentons leur individualité et leur personnalité.
     
    Cette plus grande complexité interne s’exprime aussi dans les aspects formels de la composition et du style. Li Tianbing rapproche les portraits des “frères” du plan frontal dans un format standard de trois-quart. Pour alléger la pose des figures immobiles, il donne vie à sa toile de différentes manières pour mobiliser l’œil et l’amener au delà de la simple représentation figurée. Les lignes verticales du dessin du chandail de l‘aîné sont une répétition du rythme du sous-vêtement du plus jeune, mariant ainsi visuellement les deux éléments du Moi pour renforcer encore le sentiment d’intimité du tableau. La tendresse des enfants, dans le contexte des critiques psychologiques et socio-politiques suivies du Project, suggère l’aspect positif de la fratrie et des relations familiales.  Le spectateur est également retenu par la courroie noire d’un sac d’écolier qui traverse en diagonale la veste blanche du garçon plus âgé. Comme une flèche, elle détourne le regard de la place centrale qu’occupent les deux personnages vers le haut et le bas du tableau. De même, les angles aigus formés par le col pointu du plus jeune garçon et par le bas de sa chemise nouée (à l’unisson avec le bas du chandail du frère plus âgé) renvoient le regard dans des directions parallèles tout au fond de l’espace pictural. Bien que leurs vêtements soient toujours élimés, la neige épaisse n’engloutit plus ces enfants. La neige fond.  Dans ces représentations imaginaires du Soi, nous décelons des signes avant-coureurs de liberté nouvelle et d’expressivité.  Cette libération et cette ouverture trouvent leur expression stylistique dans la plaque de neige sur le sol à côté de l’enfant le plus grand, rendue dans un style gestuel singulier et  ample.
     
           Avec les Autoportraits, nous voyons émerger une nouvelle force vitale, comme si les jeunes garçons étaient restés emprisonnés dans la mémoire par un maléfice que le pinceau de l’artiste acquiert le pouvoir de défaire.  Dans les contes de fées, le fait de rompre le charme est un acte rédempteur et marque un  moment de transformation, un nouvel état de conscience. Autoportrait avec mère (fig. 10 ), l’un des premiers Autoportraits de 2006,  montre déjà des signes de ce Moi plus authentique.  L’artiste, un nourrisson en premier plan, est assis sur les genoux de sa mère.  Elle a elle-même à peine l’air d’une jeune fille et elle porte la veste Mao traditionnelle de l’époque.  Son image douce, souriante s’élève derrière le bébé, présence fantomatique rendue principalement dans une gamme de gris, de blancs et de noirs sourds.  Le visage et les vêtements du  bébé sont colorés en jaune pale et de minuscules astronautes et vaisseaux spatiaux d’un bleu vif tourbillonnent autour de lui.
     
    Dans cette reconstruction, les deux personnages semblent appartenir à des faisceaux horaires différents. Un monde de couleur sépare la réalité de la mère de celle de l’enfant, refusant qu’ils soient réunis même dans la galerie des glaces du souvenir. Les mots inscrits sur la petite casquette de marin du nourrisson peuvent aussi séparer son temps du sien. D’après Li Tianbing, ces mots signifient Nouvel Enfant Chinois.  “Fils de militaire”, explique l’artiste, “mon père était toujours à la base et ne revenait à la maison [que] deux jours par mois. Mon nom, Tianbing, signifie "Soldat du Ciel" en chinois.  C’est mon père qui me l’a donné.  Aussi, lorsque j’étais enfant, je portais presque toujours le petit uniforme militaire et la casquette de la Marine”.  
     
           Les portraits finissent par revenir au personnage unique. Mais ils se révèlent maintenant explicitement biographiques et subjectifs et la réalité s’y marie parfaitement avec la fiction. L’émotion n’est plus tenue à distance par mesure de sécurité; elle s’expose pleinement. On lit la tristesse ou le trouble ou le doute et les racines de ces enfants, on a de l’empathie pour eux, on les aime.  Dans l’un des tableaux, Autoportrait rouge avec Livre (2007), l’artiste se représente lui-même à l’âge de sept ans environ, paré de son uniforme militaire (fig. 11 ).  La sévérité et le poids de cet uniforme pour adulte semblent trop lourds pour le petit garçon qui le porte. Le sac d’écolier enroulé autour de son petit cou ou l’expression du garçonnet qui tient un livre devant lui comme un élève plein d’appréhension, désireux de plaire mais ne sachant pas vraiment quelle devrait être la bonne réponse pour ce faire, ajoutent une touche d’humour incongrue. 
     
           Dans des versions de lui encore plus jeune qui datent de 2006, l’artiste porte un costume marin de bébé. Dans Autoportrait á Xing An (fig. 12), le vêtement est décoré d’une grande ancre mais n’a pas la prétention d’être la reproduction d’un uniforme. Des barbouillages de peinture d’un blanc pur appliqués librement font ressortir la délicatesse du tissu impeccablement et fraîchement lavé et repassé. Tout comme la naïveté sans méfiance qui se lit dans le regard de l’enfant, ce costume marin immaculé donne une impression d’innocence sereine qui, soupçonne-t-on, n’existe que dans la version remaniée qu’en fait l’artiste.  Le souvenir, en vérité, sauve les enfants.  On retrouve les mêmes marques piquées par l’humidité et le temps sur ce portrait mais, ici, elles semblent moins avoir le rôle d’indicateurs de souvenir et de perte que celui d’une sorte de liquide amniotique qui ouvre la voie à un Moi nouveau appelé à naître dans le regard de l’esprit.
     
           Soudain, en un bond esthétique magistral, ce nouvel enfant nous regarde fixement du haut d’une toile de 200 x 160 cm, Autoportrait avec Jouet (fig.13 ).  Exécutée au cours de l’été 2007, cette toile représente une synthèse incontestable des talents extraordinaires de l’artiste dans le domaine de la peinture traditionnelle orientale et occidentale. Elle réunit les différentes couches de ses préoccupations socio-politiques et le chemin personnel que Li Tianbing a mis tant de temps à parcourir en quête de son identité. 
     
           La taille plus grande que nature de l’enfant, pieds écartés, remplit le centre de la toile comme un petit dieu qui surnage dans une sorte de galaxie lointaine de rêve. De minuscules jouets fantasmagoriques, du vert de l’aube,  entourent la partie inférieure de son corps comme une galaxie de planètes fantaisistes : entre autres, un ours en peluche, un cheval, un hélicoptère.  Cet  autoportrait est rendu dans une large mesure dans la même palette monochrome que les autres mais il donne une impression moins photographique, plus expressive et picturale.  Une lueur lumineuse qui semble provenir de l’enfant lui-même et s’étend sur les autres éléments picturaux dans un ton rose pâle, d’aube phosphorescente, s’ajoute à l’atmosphère onirique du tableau. Deux de ces formes ovoïdes d’un rose phosphorescent, comme des anneaux de fumée  éthérée, bordent les poches de la veste de l’enfant mais fonctionnent aussi comme des formes abstraites autonomes qui flottent indépendamment sur une planète distincte. La même lueur douce et rose entoure la casquette du garçonnet, marque les manches de sa veste et illumine sa peau d’un éclat intérieur.
     
           Plus frappant encore, l’enfant-dieu fait fonctionner le levier d’un appareil en forme de tube qui libère ce qui a l’air d’être une matière duveteuse, d’un rose de petit matin, qui semble donner naissance à un nouveau jouet.  Apparemment, il va bientôt rejoindre les autres jouets qui remplissent l’univers de l’enfant.  “Les jouets que je peins sont ceux d’aujourd’hui qui ont des couleurs fraîches”  a dit Li Tianbing; c’est en quelque sorte “un moyen de revivre mon enfance en imagination.”
     
           Mais cette image fascinante d’un enfant-dieu qui, avec nonchalance, fait sortir des  produits d’un tube qu’il tient dans les mains – les fabriquant dans un flux que l’on pourrait croire inépuisable – dans le seul but de satisfaire un désir infantile, a quelque chose de troublant.  Cela donne l’impression effrayante d’un univers qui regorgera un jour de pas grand chose d’autre, l’impression de l’individu perdu dans un océan d’objets qu’il aura lui-même créés.  Là encore, l’artiste cache ses critiques à la vue de tous.  Ce que l’enfant fabrique à la main offre une analogie éloquente avec notre monde d’adultes et avec la capacité de la technologie moderne de produire une cascade infinie de “choses” – de jouets pour adultes – et le flux inépuisable d’informations qui y est associé.  “La technologie nous submerge de tant d’informations visuelles”, fait remarquer  un Li Tianbing inquiet.  “Je crois que tout va beaucoup plus vite qu’autrefois et cette rapidité accrue s’applique aussi à nos identités qui se modifient également à ce rythme accéléré”.
     
            Ce sentiment que l’homme moderne est absorbé par le “bruit blanc”, le flot régulier de nouveaux produits, de nouvelles informations, de nouvelles conditions, trouve son expression de génie dans le recyclage contemporain que réalise Li Tianbing d’une forme traditionnelle de l’art chinois : la calligraphie.
     
           Il est presque impossible de déchiffrer sa technique sur une reproduction photographique. Ce qui, dans un premier temps, semble être le reflet de la lumière sur les joues du garçon ou un trait lumineux sur la bande de son bonnet de laine ou encore un groupe de plis blancs sur le coude gauche de sa veste ou bien des ombres profondes sur son épaule gauche sont, en réalité, des caractères et des phrases calligraphiées en chinois avec une délicatesse exquise (fig.14,  Détail). On retrouve aussi de tels épisodes calligraphiques dans d’autres images du The Children’s Project et, en particulier, dans l’image du garçon au livre rouge (Autoportrait rouge avec Livre).  Ce qui semble être des ombres au dessous de son cou et entre les pointes du col de l’uniforme sont des groupes de caractères calligraphiés, déguisés de façon magistrale. Les gribouillis qui se font passer pour des marques d’un blanc délavé à travers le devant du livre de l’enfant (fig.15, Détail) ne sont pas moins trompeurs. Ces phrases et ces mots griffonnés sont cueillis au hasard par l’artiste dans un article de journal qui a retenu son attention et il les utilise “pour donner l’impression du bombardement du monde des médias,” explique-t-il.  “C’est pour cela que je les écris en chinois et que j’expose mon travail en Occident. … Le sens du texte n’a aucune importance pour la compréhension des peintures”.
     
           Enfin, oui et non !  Les mots ne sont pas choisis pour leurs connotations littérales ou pour élaborer le contenu spécifique du tableau.  Mais c’est justement leur “absence de sens” qui est importante, n’est-ce pas?  En ce sens, ce sont des annotations au “bruit blanc” de la société post-industrielle. Là encore, le dialogue entre l’Est et l’Ouest reprend dans le recyclage que fait l’artiste de l’art ancien de la calligraphie, en donnant sous le sceau du secret un sens codé à ses tableaux avec une subtilité telle que même un artiste chinois du 13ème siècle pourrait l’apprécier.
     
           Comme beaucoup de ses contemporains artistes chinois aujourd’hui, Li Tianbing connaît les problèmes d’une identité hybride, s’efforçant de concilier les valeurs contradictoires que représente le fait de vivre et de travailler dans des cultures différentes, de trouver un équilibre entre la promesse de la modernisation et la valeur de la tradition, se demandant si le consumérisme n’est pas aussi débilitant pour l’individualité et la liberté de choix que le  collectivisme. Mais, contrairement à certains de ses contem-porains tels que Zhang Xiaogang et Yue Minjun par exemple qui ont opté pour les styles froids et empreints d’ironie du modèle pop art d’Andy Warhol et en ont fait des “marques” à la signature lucrative, Li Tianbing trouve son inspiration dans la notion Tao du  “wu chang” (sans forme fixe) et dans le style changeant, en constante évolution d’un artiste occidental comme Picasso. “J’ai horreur de la répétition … c’est comme si on trouvait une formule de réussite et qu’on la répétait tout le temps.  Je me suis toujours battu contre cette idée. Pour moi, le style est une façon de voir le monde, le monde qui change et notre vision aussi”.   
        
           Li Tianbing établit un lien entre le style d’un artiste et la nature du Soi, ce qui pour lui ressemble beaucoup à la respiration. Chaque respiration nous modifie, “en apportant l’extérieur (l’univers) à l’intérieur (vers le plus petit soi), puis, de nouveau, en laissant sortir l’intérieur vers l’extérieur”.  Nous sommes confrontés à ce processus de respiration dans les visages changeants et les stratégies esthétiques du The Children’s Project.  C’est une lente inspiration et expiration du souvenir, chacune ré-émettant le Soi sous une forme nouvelle. Espérons que Li Tianbing retiendra son souffle pendant un moment encore pour explorer ce terrain pictural si riche de concepts qu’il a ouvert tout grand avec Autoportrait avec Jouet et découvrir peut-être la sagesse de la remarque de  T.S. Eliot :
    Nous ne cesserons pas notre exploration
    Et le terme de notre quête
    Sera d’arriver là où nous étions partis
    Et de savoir le lieu pour la première fois.[5]
     
    Renvois :
    1.  Michael Sullivan,The Three Perfections: Chinese Painting, Poetry, and Calligraphy (New York:  George Braziller, 1999), Edition révisée, p. 37
    2.  Des renseignements concernant le rouleau de Qian Xuan Returning Home ont été donnés dans le catalogue de l’exposition Journeys: Mapping The Earth and Mind in Chinese Art du  Metropolitan Museum of Art, New York, 10 février – 26 août 2007
    3. Citation tirée du profil de l’artiste,  Galerie Kashya Hildebrand
    4.  Entretien avec Deborah Zafman, Paris, février 2006.
    5.  Sauf indication contraire, toutes les citations des commentaires de l’artiste sont tirées de ses réponses aux questions de l’auteur envoyées par courriel le 26 mai 2007.
    6.  Cette citation et le titre de l’essai sont tirés de Little Gidding, le dernier des Quatre quartets de T.S. Eliot, Four Quartets,  publié en 1942.
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