Entretien : Deborah Zafman avec Tianbing Li - 12 Mai, 2005 à Paris

    D.Z.: Je voulais savoir ce que vous pensez de ce que j'avais écris ci-dessous, de mon impression du caractère impersonnel de vos travaux de peinture ?

    T.L. : lorsque je peins, j'ai une vision de la peinture assez différente du point de vue occidental. Je suis influencé par les anciens artistes peintres Chinois qui croient que lorsqu'un artiste peint, il peut avoir plusieurs états d'esprits, le meilleur étant lorsque l'artiste plonge entièrement dans ce qu'il réalise.

    D.Z.: Mais par « plonger », vous entendez se jeter dans un monde différent de la peinture ou dans l'univers de la peinture justement ?

    T.L. : J'entends que l'artiste ne doit pas être influencé par sa propre personne car son état d'esprit change en permanence. L'être humain vit un état de mutation constante, donc il n'y a aucun intérêt à insister sur la personne même puisque l'identité de l'individu est toujours fluctuante. Nous avons par exemple plusieurs états d'âme, on ne peut pas être toujours content, triste ou autre. Dans la tradition de la peinture chinoise, les travaux sont réalisés en fonction des états d'âme des artistes peintres. Lorsque quelqu'un est en colère, il peint un bambou et lorsqu'il est heureux il peint fleurs de pruniers. Cela signifie qu'en fonction de ses humeurs, l'artiste peint de manière bien différente. Par conséquent, les artistes qui tiennent à réaliser un style de peinture unique, ils ne peuvent pas travailler à tout moment, ou dans n'importe quel état d'esprit, car ils sont limités à une seule méthode de peinture. Personnellement, je préfère peindre en tout état d'esprit et je n'aime pas m'accrocher à un style unique.

    D.Z.: Donc vous, vous avez une préférence pour un style de peinture varié et vous désirez toujours travailler en toutes conditions possibles ?

    T.L. : Tout à fait, par exemple même lorsque je suis fatigué, j'aime bien peindre tout comme mon envie de travailler lorsque je suis parfaitement concentré. S'il y a du monde qui m'entoure dans mon atelier, j'aime aussi bien me mettre à peindre, même si je suis en pleine distraction. J'aime également peindre lorsque je suis seul. J'aime bien profiter de toutes les circonstances que ma vie quotidienne m'offre et par conséquent les reproduire sur mes travaux de peinture. C'est pourquoi je possède plusieurs styles différents.

    D.Z.: N'éprouvez-vous pas l'inquiétude que cela peut poser problème à certaines personnes qui peuvent finalement se demander « mais où se place le vrai Bing » ?

    T.L. : Oui, c'est une question qui me vient à l'esprit souvent. Lorsque les gens viennent à mes expositions, ils ont souvent l'impression qu'il s'agit d'une exhibition groupée comprenant plusieurs artistes de talents variés. Mais pour moi, l'art de la peinture contemporaine a toujours été concentré sur le style, l'idée que l'identité de l'artiste est associée à un style qui lui est particulier/propre. Quelqu'un comme Matisse ou Poll o ck sont devenus célèbres grâce à leurs propres styles personnels et c'est justement de cette manière qu'on reconnaît un vrai artiste. Je pense que ce que je suis en train de faire s'oppose à la conception du style. Et je le fais en toute conscience, et c'est aussi un moyen pour moi d'éviter l'ennui. A partir du moment où j'ai acquis une certaine maîtrise du style ou de la technique,

    D.Z.: Donc votre méthode de peindre intentionnellement en styles multiples est pour vous une sorte de libération par crainte d'être associé à un style de travail unique, et par la suite catégorisé ?

    T. L.  : je n'aime pas s'y accrocher car je préfère passer à une expérience totalement nouvelle. Dès que je sens que j'ai accompli une technique, c'est à dire qu'au moment où je sens que je ne pourrais plus mieux faire, je préfère passer à autre chose, et réaliser un nouvel accomplissement/une nouvelle expérience.

    D.Z.: Est-ce pour vous une manière de définir un nouveau challenge ?

    T. L.  : Oui, je pense que tous mes travaux de peinture sont complémentaires. Par exemple, après plusieurs jours de travail de peinture en noir et blanc uniquement, je sais pertinemment que cela va m'inciter à peindre ultérieurement dans un style extrême, avec des couleurs vives et éclatantes. Donc, lorsque les gens disent que je suis un artiste à plusieurs styles, je comprends que c'est bien ma propre nature.

    D.Z.: Lorsqu'on parle de style, l'opinion de l'Occident pense qu'un artiste possède un style qui lui est propre et qu'il correspond bien à sa ‘vraie identité' – une qualité que nous pouvons détecter dans son travail, une spécificité unique correspondant à sa propre personnalité. Concernant votre travail, les spectateurs sont très suspects et se demandent « Qui est Bing et où est-ce qu'il se place au milieu de son travail ? Se cache-t-il, et est-il vraiment présent dans son travail ? » Je pense que là est la différence entre l'Occident et de l'Orient dans leur conception de la vraie personnalité de l'artiste. J'estime que vos travaux de peinture dépassent votre propre personne, ce qui me ramène à mon idée initiale que ces derniers ont un caractère tout à fait impersonnel.

    T.L. : Je suis influencé par la philosophie des Taoïst et des Orientaux. Dans notre culture, on dit que lorsque quelqu'un efflore la rivière, elle n'est plus la même. Ma propre personne aujourd'hui n'est pas la même que celle d'hier et ne sera plus la même dans trois ans non plus, car je serai une autre personne. Nous humains sommes toujours en quête du stable, du fixe et du constant, chose qui n'est pas possible car tout est en état de mutation constante et ce sont justement les gens qui insistent sur l'acquisition du stable et du constant qui sont surpris par mes travaux de peinture. Un artiste ne peut pas peindre de la même manière aujourd'hui qu'il y a dix ans. Notamment de nos jours, où nous sommes inondés de la quantité énorme d'information visuelle transmise par la technologie. Je trouve que tout avance à une vitesse plus rapide qu'auparavant et ceci ne peut que s'appliquer à nos propres identités qui sont également changeantes avec ce même rythme de précipitation.

    D.Z.: Donc vous voyez vos œuvres comme étant représentatives de cet état de changement continuel ?

    T.L. : Tout à fait, et non seulement les changements qui sont intervenus à ma propre personne, à mes humeurs et mes états d'esprit, mais également ceux qui ont touché la société et le monde qui m'englobent.

    D.Z.: Lorsque je regarde des tableaux, j'ai toujours tendance à me demander « Où est-ce qu'ils me placent » ? Mais lorsque je regarde vos travaux de peinture, je sens très fortement leur indifférence envers moi. Que je les regarde ou non, j'ai l'impression que ça leur est parfaitement égal. Je ne peux dire s'ils me donnent envie de les regarder ou s'ils se suffisent à eux même. Ils sont simplement là. Ceci dit, je ne sais pas si vous pensez à vos téléspectateurs lorsque vous réalisez un tableau.

    T.L. : Vous sentez de l'indifférence dans mes travaux de peinture ?

    D.Z.: Oui, je sens qu'ils sont indifférents aux téléspectateurs et qu'ils le sont notamment avec les paysages ; j'ai l'impression de visiter une autre planète et lorsque je regarde, je me réduis à un œil observateur ; émotionnellement, je ne me sens pas vraiment dedans ; bien au contraire, je me trouve seule et détachée.

    T.L. : Oui, effectivement, cela est au moins et en partie dû au fait que les paysages ne possèdent aucune trace d'huma i n.

    D.Z.: Et la nature est présentée dans un portrait artificiel avec cette couleur de vert radioactif ?

    T.L. : Effectivement, même dans les peintures glaciers, Le bleu n'a rien d'un bleu naturel. Mon travail de peinture ne vise pas la récréation du monde contemporain. Au contraire, j'aspire à créer un monde visuel parallèle qui serait différent du monde qui nous entoure aujourd'hui ; une sorte d'univers utopique futur. Et j'aime rassembler des combinaisons impossibles. Notamment avec les glaciers, j'ai peins une forêt tropicale au milieu des montagnes.

    D.Z.: Effectivement, vous aimez toujours combiner des contradictions.

    T.L. : Oui, tout en essayant de créer des mondes imaginaires.

    D.Z.: C'est la raison pour laquelle je trouve que vos travaux de peinture relèvent de la science fiction.

    T.L. : Tout à fait, ce sont de la science fiction. Ils n'ont pas beaucoup d'éléments en commun avec notre monde contemporain. Il existe une certaine distance entre ce monde contemporain et celui de mes œuvres artistiques. Et c'est justement ce que je souhaite peindre : des univers différents !

    D.Z.: Mais personnellement, ce qui m'intrigue dans votre travailest que d'habitude, lorsque je regarde des œuvres d'art, je les sens quelque part en moi, ils touchent un endroit quelconque de mon corps. Il existe vraiment un rapport émotionnel et physique. Mais face à vos travaux de peinture, je me retrouve dans une dimension bien différente. Je n'oserai pas dire que c'est cérébral. Il s'agit vraiment d'un endroit au-delà de ma propre personne et c'est comme cela que je suis arrivé à considérer vos peintures impersonnelles. Vos travaux d'art m'incitent à avoir un œil observateur, détaché de toute chose extérieure, et ils se transforment alors en refuge.

    T.L. : Justement, moi je souhaite que mes travaux de peinture deviennent un refuge pour les gens, une escapade du monde contemporain dans lequel nous vivons. C'est comme lorsque je vais dans mon atelier, je ferme la porte sur moi et je commence à peindre, je sens alors que je rentre dans un autre monde, tout à fait différent et unique.

    D.Z.: donc, vous trouvez que vos travaux de peinture servent de refuge ?

    T.L. : Oui, et je propose même quelque chose de nouveau. Quelque chose de différent de ce monde et je souhaite avoir la possibilité de partager ce quelque chose différent.

    D.Z.: C'est ce qui nous ramène à votre fascination de fusionner des éléments opposés dans le but de réaliser une troisième catégorie.

    C'est une façon des'évader de la dualité ?

    T.L. : Ceci est également une méthode stratégique de ma part de placer des éléments opposés ensemble. Pour les Occidentaux, les choses sont soit en blanc soit en noir, soit un oui, soitun non. Mais au milieu de ces deux extrêmes, il existe un monde infini d'autres possibilités et d'opportunités de création.

    D.Z.: C'est vrai, les Occidentaux sont beaucoup plus dualistes et

    d ans vos œuvres d'art, vous pouvez associer les deux extrêmes pour les mettre ensemble

    T.L. : J'aime bien peindre en noir et blanc, puis en couleur parce que je sais que dans mes peintures, cela va me conduire à obtenir un résultat qui s'intègre parfaitement dans ces deux extrêmes. Et j'aspire à maîtriser, tout comme dans l'art martial, les « 18 armes ». Et cette maîtrise vous conduit ultérieurement à oublier tout ce que vous avez appris.

    D.Z.: C'est pourquoi je suis personnellement fascinée par les autoportraits laqués, comme vous m'avez dit une fois lorsque vous aviez eu une première expérience où le travail se faisait par lui-même et que vous aviez perdu le contrôle habituel d'auparavant. Avez-vous vécu cela comme étant un changement radical dans votre travail ? Pensez-vous qu'à partir de maintenant, vous allez peindre d'une manière différente ?

    T.L. : Je n'arrive pas vraiment à contrôler la totalité du travail de peinture de ces larges autoportraits que je fais sur sol.

    D.Z.: Je pense qu'il y a des personnes comme moi qui souhaitent vous voir perdre le contrôle sur vos travaux. Vous êtes un peintre si spontané qui m'impressionne vraiment et, s'agissant de maîtrise technique, vous exercez beaucoup de contrôle, et je souhaite vous voir abandonner ce contrôle !

    T.L. : C'est justement mon objectif, je me dirige dans ce sens bien défini et je souhaite pouvoir réaliser cela.

    D.Z.: C'est pourquoi j'ai évoqué dans mon texte qu'auparavant, vous évoluiez horizontalement, d'une manière scientifique et bien méthodique et qu'aujourd'hui, si vous abandonnez le contrôle, vous entamerez une nouvelle forme/phase d'évolution, cette fois-ci verticale, qui vous placerait dans un axe tout à fait poétique.

    T.L. : Effectivement, cela ressemble à ce que je venais de dire à propos de l'artiste martial qui s'entraîne à maîtriser les « 18 armes » et il le fait justement dans le but d'arriver au niveau d'oublier ces mêmes « 18 armes ».

    D.Z.: Et vous vous placez là aujourd'hui ?

    T.L. : Oui, au moins cela s'applique au cas des autoportraits. Aujourd'hui, je travaille dans le but de réaliser cet objectif pour les paysages. Ce que je fais en ce moment pour les paysages est que je peins une partie avant de tourner la toile, je repeins, puis retourne la toile , puis repeins de nouveau. De cette manière, je ne sais vraiment pas ce que je peins. C'est une envie de maîtriser certaines techniques et quelques styles pour acquérir une habitude.

    D.Z.: Oui, de la sorte, ils deviennent naturels et spontanés et vous n'aurez doncpas à exercer un quelconque contrôle ni d'effectuer des essais.

    T.L. : Et puis j'aime bien apprendre rapidement ; d'ailleurs, un de mes atouts est que j'arrive à maîtriser les techniques rapidement. Après que j'ai appris à maîtriser les techniques rapidement. A partir du moment où j'ai su maîtriser mes « 18 armes », j'arrive alors à les oublier et je réalise ce que je peux réaliser avec mes derniers autoportraits.

    D.Z.: Je vois la différence entre les plus récents et les tout premiers. Les nouveaux possèdent un pouvoir incroyable qui n'est pas présent dans les autres.

    T.L. : Les autres sont sous un format plus petit et j'ai plus de possibilité à les contrôler, mais pour les tableaux de 2 x 2 m , je ne possède aucun contrôle, je peux simplement me concentrer sur une petite section abstract à la fois. C'est ce que je souhaite faire avec mes prochains travaux de paysages : travailler sur de très larges formats de manière à ne plus pouvoir les contrôler. Pareillement, avant de commencer à peindre, je n'ai aucune idée de ce que j'entends faire, et ça arrive tout seul, naturellement et spontanément une fois que j'ai commencé.

    D.Z.: Cela vous fait-il peur d'imaginer une peinture sans contrôle, sans idées ?

    T.L. : Non, pas du tout, pour moi, c'est une forme de libération. Et les gens qui sont impressionnés par mes travaux de peinture ne le sont jamais en raison de la maîtrise technique, mais plutôt parcequ'ils se perdent totalement dans mes œuvres. Dans mes travaux, toutes ces techniques des « 18 armes » correspondent à une méthode unique et très logique : la maîtrise de la technique. Mais pour moi, ce n'est qu'une étape préliminaire qu'il est bien nécessaire de dépasser un jour.

    D.Z.: Effectivement, c'est ce que j'appelle passer du scientifique vers le poétique.

    T.L. : Tout à fait.

    D.Z.: Pensez-vous que cette libération que nous évoquons n'est autre que votre passage d'un contrôle conscient vers l'abandon de votre inconscient, ou serait-ce une tout autre notion occidentale ?

    T.L. : Je pense qu'il s'agisse également d'un tout autre état. Mais personnellement, je trouve que pour se libérer de quelque chose, il doit y exister une certaine maîtrise de la même chose de laquelle on cherche à se libérer. Je pense que beaucoup de gens aspirent à acquérir immédiatement cet état sans prendre la peine ni la formation d'y arriver. Personnellement, je crois que cela ne marchera pas. Autrement, je ne pense pas qu'il s'agisse d'une vraie libération.

    D.Z.: Comment avez-vous fait le choix d'être peintre ?

    T.L. : Quelqu'un m'a demandé pourquoi je peins, pourquoi je n'avais pas choisi de prendre des vidéos ou des photographies. Je suis convaincu qu'en vidéo ou en photographie, nous avons besoin de savoir à l'avance ce que nous avons envie de faire, le projet étant préplanifié et la photo et la vidéo ne sont que la concrétisation de notre envie. Pour la peinture, les choses sont bien différentes.

    D.Z.: Vous voulez dire que la peinture vous place toujours face à l'inconnu ou l'imprévisible ?

    T.L. : Exactement. Avec la peinture, chaque instant/moment est imprévisible. Vous ne savez jamais ce qui va se passer car la moindre touche de génie peut tout changer, puis au prochain moment, une autre brosse de géniepeut tout changer aussi. Lorsque je peins, je ne peut jamais prédire ce qui va se passer : je suis simplement dans un état de développement constant dans la peinture. Ce que je peins à chaque moment dépend vraiment de ce que je venais juste de réaliser un moment auparavant. C'est justement cela qui est excitant dans la peinture, et aussi la raison pour laquelle j'ai choisi le chemin de la peinture. C'est le seul moyen qui vous offre un tel plaisir. J'apprécie les gens qui regardent mes travaux et vivent la même joie et le même plaisir que je ressens en travaillant sur mes œuvres. Et il est très important pour moi de transmettre justement cette joie et ce plaisir.
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