Une interview de Tianbing Li
    Paris, Février, 2006
    (DZ: Deborah Zafman, TL: Tianbing Li)
     
    DZ :
    Je ressens vos peintures comme étant impersonnelles et je ne me sens pas capable de « vous » trouver dans votre œuvre. Cherchez-vous à proposer une alternative à la notion occidentale du moi comme identité fixe et définie ?
     
    TL :
    Dans la philosophie orientale, plus spécialement dans le bouddhisme, être préoccupé de son moi est un obstacle que l’on doit transcender pour être en harmonie avec le cosmos,pour être en rythme avec la force vitale cosmique. Dans l’univers, l’instabilité règne — c’est le wu chang (sans forme fixe), les choses sont dans un constant état de fluctuation, dans la vie il y a des cycles, des hauts et des bas, et nous ne demeurons jamais à  la même place au cours de ces cycles. C’est en comprenant et en acceptant cette instabilité inhérente que nous souffrirons moins. Cette façon de penser a influencé les chinois dans leur vision des choses. Dans ma peinture, je rejette donc la notion d’un moi unique, tout comme je rejette la notion d’un style unique. Le moi est toujours changeant et je change délibérément de styles.
     
    DZ :
    Vous envisagez donc les changements de styles comme un moyen d’ouvrir les possibilités picturales ?
     
    TL :
    La peinture, par nature, est limitée si on la compare aux innovations technologiques telles que la vidéo, l’imagerie numérique, etc… puisque qu’en appuyant sur un bouton on peut revenir en arrière, effacer sans laisser de trace. On peut aussi tester des possibilités à l’infini, sauvegarder ou stocker sur un disque dur autant d’images qu’on veut tout en continuant à tenter d’autres options. C’est en cela que la peinture peut être vue comme un médium étroit. Pour moi, s’en tenir à  un seul style reviendrait à réduire encore la peinture, alors qu’en expérimentant constamment de nouveaux styles, je réalise que, dès que j’en abandonne un, un monde d’autres possibilités stylistiques s’ouvre à moi.
     
    DZ :
    Je m’interroge sur la façon dont la relation entre le style et le moi agit sur ce que vous produisez. On dirait que vous peignez intentionnellement dans différents styles dans l’optique de vous libérer des catégorisations, pour qu’on ne vous perçoive pas comme ayant un style propre.
     
    TL :
    C’est juste, et c’est aussi ma façon d’éviter l’ennui… Une fois un style ou une technique maîtrisés, je n’en veux plus, je veux avancer et expérimenter de nouveau. Lorsque je sens que j’ai maîtrisé une technique, c’est à dire quand j’atteins ce moment où je ne pense pas pouvoir faire mieux que ça, je préfère essayer une chose neuve.
     
    DZ :
    Et donc comment gérez-vous votre moi lorsque vous peignez ?
     
    TL :
    En refusant d’être affecté par le moi parce que le moi est constamment changeant. Il est dans un état de mutation perpétuel, il est inutile d’avancer son moi puisque chaque identité est toujours mouvante.
     
    DZ :
    Pour revenir au style, la vision qu’en a l’occident est qu’un artiste possède un style propre à son « identité véritable », autrement dit que ce style est une qualité quenous détectons dans son œuvre et qui est unique, liée à sa personnalité. Avec votre œuvre, les spectateurs peuvent être méfiants et se demander : « Qui est Bing et où est-il dans son œuvre ? Se cache-t-il, s’y engage-t-il vraiment ? Je pense que là se révèle la différence entre les notions occidentales et orientales du moi. Je vois vos peintures comme étant au delà du moi personnel, ce qui me ramène à mon affirmation voulant que vos peintures son  impersonnelles.
     
    TL :
    Je suis influencé par la Taoïsme et la philosophie orientale. On dit chez nous que lorsqu’on entre dans la rivière, ce n’est jamais plus la même rivière. Celui que je suis aujourd’hui n’est pas la même personne qu’hier ni la même que dans trois ans. Je serai un autre. Nous voulons toujours pourchasser quelque chose de stable et d’immobile mais c’est impossible car tout est en mutation permanente, et les gens qui veulent le droit de saisir quelque chose de figé sont toujours surpris par ma peinture. Nul ne peut peindre de la même façon qu’il lefaisait dix ans auparavant.
    Peindre exige l’exploration des possibilités. Il est facile de découvrir et de maîtriser un style ou une Méthode de peinture, mais en choisissant délibérément d’abandonner un style, on se place face à face avec des milliers de meilleures possibilités et des milliers de beautés à explorer. Pour un peintre, peindre de la même manière tout le temps est une totale perte de temps et une honte. Je pense que dans le monde d’aujourd’hui nous devrions rejeter cette logique issue du modernisme qui veut que le style reflète le moi de l’artiste, que ce style doit être originale et se différencier des autres.
     
    DZ :
    Vous semblez extrêmement conscient du contexte historique dans lequel vous travaillez. Comment décririez-vous votre attitude par rapport à notre époque et le rôle que celle-ci joue dans votre œuvre ?
     
    TL :
    Nous sommes tellement inondés d’informations par le biais de la technologie. Je crois que tout bouge beaucoup plus rapidement qu’auparavant, et que ce surcroît de vélocité s’applique aussi à nos identités, qui changent au même rythme soutenu. Face au bombardement d’images dans nos vies de tous les jours — internet, cinéma, jeux vidéo, photographie numérique, publicité— face à leur influence visible et invisible, comment serait-il possible de conserver la même vision du monde sans évoluer ? Cela reviendrait à s’enfermer soi-même.
     
    DZ :
    Comment selon vous votre peinture a-t-elle évolué ?
     
    TL :
    Par le passé, j’aimais bien renvoyer ma peinture à un concept et être capable d’expliquer ce que ma peinture signifiait. Mais avec le temps j’ai commencé à percevoir la notion de “concept” comme bizarre et dépassée. Je crois aujourd’hui que nous devrions remplacer le concept par quelque chose comme l’impression ou l’expérience. Mieux vaut sentir l’art que l’expliquer. Je ne supporte plus de voir des petits textes explicatifs à côté des œuvres dans une exposition de musée. Quand on se tient devant une œuvre d’art ( que ce soit une installation, une photographie, une vidéo ou une peinture), le plus important est de sentir, il s’agit d’une nouvelle expérience visuelle qui peut changer notre façon de voir le monde. Voilà quel devrait être le critère pour juger une œuvre d’art contemporaine. L’art a ce  pouvoir de construire une atmosphère, d’offrir une expérience nouvelle. Il faut pour cela du talent. Tout le monde peut apprendre à produire  de l’art avec un concept,  à analyser les significations, on peut même le faire vite, mais tout le monde ne peut pas apprendre à avoir une sensibilité original, une réceptivité profonde. Il faut aussi du talent pour être capable de plonger au fond d’un tableau, d’aller toujours plus loin.
     
    DZ :
    Comment décririez-vous  la différence entre d’une part le concept et d’autre part la sensibilité, l’impression reçue ?
     
    TL :
    Le concept est comme une île, et la sensibilité l’océan qui l’entoure. Il est temps aujourd’hui de quitter l’île pour nager dans l’océan de l’expérience.
     
    DZ :
    Comment cela se traduit-il dans votre approche de la peinture ?
     
    TL :
    Dans l’élaboration d’une peinture, il s’agit pour moi non pas de définir qui je suis mais de chercher ce que je peux devenir. On ne peut pas analyser ce qu’on va trouver avant d’avoir commencéà chercher. Je n’aime vraiment pas planifier mes peintures.
     
    DZ :
    Vous voulez dire que la peinture vous place devant l’inconnu et l’imprévisible ?
     
    TL :
    Exactement. Avec la peinture, chaque moment est imprévisible. Vous ne savez jamais ce qui va se passer parce qu’avec chaque coup de pinceau tout est changé et, l’instant suivant, d’un autre coup de pinceau, tout est changé à nouveau. Quand je peins, je ne sais jamais auparavant ce que cela va être. C’est en développement constant. Ce que je peins est déterminé à chaque instant par ce que j’ai peint juste avant. C’est ce qui rend la peinture si excitante et c’est pourquoi j’ai choisi la voie de la peinture. C’est le seul médium qui vous procure ce genre de plaisir. Je veux que les gens qui voient mes peintures ressentent la joie et le plaisir que la peinture me fait ressentir. Il est important pour moi de transmettre cette joie et ce plaisir.
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