Vous êtes ici:page d'accueil > Essai & Entretien > Essai > Li Tianbing : Mémoire et Réalisme Spirituel - Zhu Qi,
Les peintures de Li Tianbing utilisent une composition d’images, assemblant des ressources visuelles dont l’origine est souvent difficile à distinguer. Certaines sont issues de la mémoire, d’autres de la réalité, mais dans ses toiles, il n’y a pas de frontière entre mémoire et réalité. Dans ces scènes où mémoire et réalité se superposent, la réalité devient elle-même mémoire.
Bien qu’il utilise des images réalistes, Li ne cherche pas à exprimer le réalisme. Il est évident que son langage visuel dépasse les limites temporelles de la réalité. Ses images picturales s’apparentent à une introspection de la mémoire de soi qui transcende l’espace et le temps. D’un côté, ses souvenirs personnels sont empreints d’une dramaturgie historique – il a vécu la transition rapide d’un village rural à la vie urbaine postmoderne. De l’autre, au moment où ces souvenirs sont regardés, les transformations quasi renaissantes de la Chine sont encore en cours. Cela efface non seulement le sentiment du réel, mais transforme aussi la réalité en un souvenir.
En raison des deux mille ans de continuité culturelle, l’art chinois, en particulier la peinture, s’est développé comme un langage fondé sur la mémoire. Les peintres lettrés de la tradition chinoise dessinaient des personnages et des paysages uniquement à partir de leur mémoire. Cette mémoire ne concernait pas la forme objective des choses, mais les impressions spirituelles intérieures du peintre au moment de son contact avec les objets ou les scènes. Cette essence spirituelle est appelée qiyun (résonance vitale). Les objets imprégnés de qiyun ne nécessitaient pas une reproduction réaliste ; une ressemblance générale avec la nature suffisait.
La méthode picturale de Li Tianbing provient du réalisme occidental, introduit en Chine à la fin du XIXe siècle pendant la modernisation. D’un côté, la défaite de la Chine lors des guerres de l’opium entraîna l’adoption du réalisme comme partie de la modernité scientifique ; de l’autre, l’entrée rapide dans la société moderne, la vie urbaine en mutation, les changements politiques et l’émancipation individuelle exigèrent un langage réaliste pour représenter ces phénomènes en perpétuelle évolution. Après 1949, le réalisme fut établi comme langage officiel de la propagande politique, mais dans les années 1990, il s’en est progressivement détaché.
Concernant la forme réaliste, Li a intégré des approches visuelles contemporaines telles que les images photographiques, le collage et le surréalisme. Pourtant, il ne s’agit pas de créer un paysage surréaliste fictif, mais plutôt de représenter l’authenticité de la mémoire. Contrairement à la génération précédente qui se plaçait dans l’histoire collective, y compris celle d’avant leur naissance, Li insiste sur les transformations sociales et historiques contenues dans sa propre mémoire. Il ne représente jamais de scènes historiques antérieures à sa naissance. Ainsi, ses tableaux présentent toujours un enfant ou un adolescent symbolique – une figure allégorique de lui-même – placé dans tous les paysages de mémoire ou superposé à ces scènes.
Les tonalités subjectives qu’il utilise suggèrent également que ses images appartiennent à la sphère mémorielle plutôt qu’à une forme naturaliste de la réalité. Il emploie généralement des monochromes binaires composés, par exemple du rose pâle, du bleu-vert ou du vert d’eau pour l’enfant, tandis que les paysages en arrière-plan – forêts, ruelles étroites, théâtres, murs couverts de slogans – sont peints en gris, bleu saphir ou bleu cendré. Ces couleurs empêchent la peinture réaliste de construire un espace illusionniste photographique, produisant plutôt un effet de superposition qui évoque des retours en mémoire synchroniques. Ce procédé ramène l’image au niveau de la réalité mémorielle.
À travers les images photographiques, les collages surréalistes et le traitement monochromatique, Li Tianbing relie la mémoire à la forme réaliste, transformant ses images en paysages de mémoire à la chinoise. Cela permet de fusionner les langages visuels occidentaux avec les concepts spirituels traditionnels chinois – comme l’idée que les âmes des défunts ou des événements passés peuvent réapparaître à certains moments, non selon un ordre chronologique, mais simultanément dans un même espace. C’est aussi un état spirituel supérieur dans le bouddhisme chinois, où tout est sans commencement ni fin, les frontières spatiales et la perception du temps disparaissent, et seuls demeurent des niveaux d’harmonie et de bonheur existentiels.
La génération de Li a traversé la fin de la Révolution culturelle, les réformes sociales des années 1980, puis le capitalisme des années 1990. Cette étendue historique et ces expériences de vie contrastées ont produit une réalité à la fois dramatique et surréaliste. En un sens, la réalité et la mémoire se confondent dans sa peinture. Ses fonds de toile comportent des éléments historiquement connotés : villages fermés, murs recouverts de slogans politiques, publicités contemporaines – dans lesquels il place systématiquement un enfant symbolique. Ce n’est pas une représentation réaliste de lui-même, mais l’incarnation d’une innocence humaine face au monde, vivant dans un état de jeu et de pureté. Dans les œuvres de Li Tianbing, l’enfant symbolique n’est pas le centre du tableau, mais sa relation avec un environnement chaotique, malade, pauvre ou politiquement oppressif constitue le véritable sujet.
Au cours de la dernière décennie, la peinture réaliste est devenue un moyen de représenter l’expérience personnelle face aux mutations rapides. C’est, dans une certaine mesure, une réflexion sur le sens de l’image. Li Tianbing exprime un sentiment d’impermanence devant les transformations sociales et politiques, ainsi qu’une mélancolie dramatique de l’histoire. En seulement trente ans, sa génération a traversé trois périodes de bouleversements intenses en politique, société et valeurs. Il veut montrer comment ces changements radicaux ont déformé la vie individuelle. Ses tableaux montrent un garçon pur voyageant à travers le temps et l’espace, mais cette traversée contient une critique implicite du capitalisme et de la politique. Ainsi, la vie rurale initiale apparaît comme idyllique ; les murs couverts de slogans pendant la Révolution culturelle évoquent une terreur politique ; les publicités et les piles d’argent symbolisent un état pathologique.
Cela suggère une perte de l’âge d’innocence et une nouvelle crise contemporaine. Pourtant, Li ne cherche pas à formuler une critique directe. Le garçon dans ses tableaux incarne plutôt une dimension psychanalytique – une angoisse, une tension, une impuissance, une solitude face aux bouleversements du monde. D’une certaine manière, ses œuvres évoquent l’existence humaine dans sa dimension la plus abstraite et métaphysique. Le garçon qu’il peint incarne une profonde solitude de l’âme, et c’est cette spiritualité que transmet l’image.
Contrairement aux paysages réalistes saturés de détails, sa série Orphelins, réalisée à l’aquarelle sur papier, se rapproche davantage de cette expression de l’âme. Ses aquarelles s’inspirent de la tradition chinoise du “l’encre aux cinq tons”. La transparence et les effets de superposition de l’encre traduisent un état d’ombre immatérielle, une âme qui dépasse le temps, l’histoire, la réalité et même le soi. C’est une forme de langage plus métaphysique dans la pratique de Li.
En réalité, cette approche constitue une expérience significative dans l’évolution du langage pictural chinois. Depuis cent ans, la peinture chinoise s’est concentrée sur la représentation des structures réalistes occidentales à l’aide de l’encre, négligeant la tradition d’expression spirituelle propre à l’art chinois. Dans sa recherche d’une nouvelle manière de représenter la solitude de l’âme moderne, Li Tianbing a trouvé une forme de réalisme spirituel.